mercredi 28 juin 2017

Les entrepreneures arméniennes grecques ou juives dans le département de la Seine de 1920 à 1953

 

En 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la population en âge d’activité de la France se trouve littéralement décimée. En outre, il y a dans le pays de très nombreux mutilés ou invalides de guerre. Face à la pénurie de main-d’œuvre nationale, les autorités françaises, pour assurer le développement économique du pays, organisent une immigration massive en provenance de pays d’Europe comme la Pologne, l’Italie, la Belgique ou l’Espagne, pays catholiques dont elles pensent que les migrants s’intégreront facilement en France. Cette immigration organisée est à la fois une immigration protégée par des accords bilatéraux avec les pays fournisseurs de main-d’œuvre qui assurent un certain nombre de droits aux migrants ainsi recrutés, et une immigration dirigée vers les zones et les secteurs où les besoins de main-d’œuvre sont importants. Parallèlement à cette immigration organisée se développe une immigration non organisée mais tolérée, en provenance de ces mêmes pays mais aussi d’autres pays, immigration d’abord régulée par le contrôle des entrées en France puis, dans les années 1930, par des expulsions du territoire.
Le développement économique de la France se poursuit de façon quasi continue jusqu’en 1930, mais en 1931 la crise économique mondiale apparue aux États-Unis en 1929 atteint la France. La croissance économique ne reprend que très légèrement dans les deux dernières années précédant la déclaration de guerre de 1939.
Dans l’entre-deux-guerres, l’accès des étrangers à l’emploi salarié est contrôlé et régulé par les autorités par la délivrance ou le renouvellement de la carte d’identité de travailleur étranger, créée en 1917, avec des conditions de plus en plus contraignantes au cours des années 1920 et 1930. L’emploi salarié est touché de plein fouet par la crise des années 1930 et les gouvernements français successifs prennent des mesures de contrôle et de limitation de l’accès des immigrés à l’emploi salarié pour protéger l’emploi des salariés français. En 1932, le gouvernement français instaure des quotas d’étrangers par région et par secteur d’activité qui s’imposent aux employeurs. En 1935, on assiste à une vague de rapatriements forcés d’étrangers.
En revanche en France, jusqu’au milieu des années 1930, l’accès à l’entrepreneuriat[1] n’est pas réglementé. Il commence seulement à l’être dans la deuxième moitié de la décennie et se traduit par l’obligation pour l’entrepreneur étranger de demander une carte professionnelle d’étranger à partir d’août 1935 pour les artisans et à partir de novembre 1938 pour les commerçants. Les immigrés de l’immigration non organisée sont plus vulnérables que ceux qui sont venus dans le cadre de l’immigration organisée, car non protégés par des accords bilatéraux.
La limitation progressive de l’accès à l’emploi salarié va conduire les salariés étrangers à tenter l’entrepreneuriat. On peut donc dire qu’entre les deux guerres l’entrepreneuriat des immigrés est pour la grande majorité davantage une nécessité qu’un choix.
Pendant la période 1939-1945 de guerre et d’occupation, l’activité économique, y compris l’activité entrepreneuriale, est ralentie. À partir de 1946, le produit intérieur brut reprend sa croissance, l’emploi salarié se développe et les immigrés trouvent plus facilement un emploi salarié. L’activité entrepreneuriale des immigrés à partir de 1946 est souvent la poursuite ou la reprise d’une activité commencée avant la guerre, mais aussi la saisie d’opportunités entrepreneuriales offertes par le développement économique.
Dans quelle mesure les femmes immigrées ont-elles fait l’expérience de l’entrepreneuriat ? L’objet de cet article est de tenter de répondre à cette question sur le cas des immigrées originaires de Grèce ou de Turquie dans le département de la Seine[2] de 1920 à 1953.
L’article s’appuie pour l’essentiel sur l’exploitation des registres du commerce et des métiers du département de la Seine de 1920 à 1953[3], ainsi que sur les listes nominatives des recensements de la ville de Paris de 1926, 1931 et 1936.
L’article s’intéresse d’abord aux caractéristiques et aux causes de l’immigration originaire de Grèce et de Turquie dans le chapitre intitulé « L’immigration originaire de Grèce et de Turquie : une immigration multicommunautaire, aux causes politiques et économiques, de caractère familial et endogamique », il retrace ensuite l’évolution des effectifs d’entrepreneures dans le chapitre « L’essor de l’entrepreneuriat féminin chez les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie dans la période 1920-1953 », puis il traite des caractéristiques des entreprises créées dans le chapitre « Des caractéristiques entrepreneuriales statistiquement dépendantes de l’appartenance communautaire ». Une brève conclusion résume les observations faites sur les entrepreneures originaires de Grèce ou du Turquie.

L’immigration originaire de Grèce ou de Turquie : une immigration multicommunautaire aux causes politiques et économiques, de caractère familial et endogamique

Dans la période étudiée, les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie appartiennent dans leur très grande majorité à trois communautés linguistico-religieuses, les Arméniens, les Grecs et les Juifs[4]. L’origine géographique considérée est celle correspondant au pays de naissance qui n’est pas nécessairement le lieu de départ de l’immigration.
Les Arméniens arrivant en France dans la période 1920-1953 sont presque tous originaires de Turquie, les Grecs originaires de Grèce sont un peu plus nombreux que les Grecs originaires Turquie, les Juifs originaires de Grèce sont deux fois plus nombreux que les Juifs originaires de Turquie.
Les Arméniens de Turquie émigrent massivement à partir de 1922, après les déportations et les massacres dont leur communauté a été victime en Turquie pendant la période 1915-1921 et après le retour sous souveraineté turque, à la fin de 1920, des provinces arméniennes de Turquie qui a pour conséquence la fin de toute possibilité de vie communautaire pour les Arméniens en Turquie. Pour les Arméniens de Turquie, l’émigration entraîne la perte de leur passeport et l’interdiction de retourner dans le pays. Beaucoup émigrent vers la France en raison des liens culturels anciens existant entre la France et les Arméniens.
L’émigration des Grecs vers les États-Unis d’Amérique de 1880 à 1914 se trouve empêchée pendant la guerre 1914-1918 par la difficulté de traverser l’Atlantique en raison de la guerre sous-marine et à partir de 1917 par les quotas d’immigration instaurés par les États-Unis. L’émigration des Grecs[5] se tourne alors vers la France, d’autant que cette émigration est organisée par le gouvernement français entre juillet 1916 et juin 1917 pour fournir de la main-d’œuvre destinée à son industrie de guerre. Après juin 1917, l’émigration des Grecs vers la France se poursuit de façon non organisée, en particulier celle des Grecs de Turquie qui s’intensifie à partir de janvier 1923, suite à l’accord gréco-turc d’échange des populations des Grecs d’Asie Mineure et des Turcs de Grèce.
Enfin, les Juifs de Grèce et les Juifs de Turquie émigrent tout au long de l’entre-deux-guerres suite à  la suppression progressive de leurs droits communautaires en Grèce et en Turquie. Ils émigrent pour une part importante vers la France en raison des liens culturels tissés avec la France depuis les années 1860 par l’action de l’Alliance israélite universelle.
L’immigration originaire de Grèce ou de Turquie pour les trois communautés arménienne, grecque et juive est une immigration non organisée, sans perspective de retour au pays d’origine, sauf pour les Grecs originaires de Grèce. L’intégration en France est donc pour ces immigrés une nécessité absolue.
Les listes nominatives des recensements de la ville de Paris de mars 1926, mars 1931 et mars 1936 permettent de déterminer les effectifs des trois communautés originaires de Grèce ou de Turquie à Paris à ces trois dates. L’appartenance communautaire des immigrés a été attribuée à partir des noms et prénoms.
À Paris, l’effectif des Arméniens originaires de Grèce ou de Turquie culmine en 1931 à 3 800 environ, il décroît ensuite lentement. L’effectif des Grecs originaires de Grèce ou de Turquie culmine dès 1926, où il est de l’ordre de 4 150 ; il décroît ensuite et devient inférieur à celui des Arméniens en 1936. L’effectif de Juifs originaires de Grèce ou de Turquie à Paris culmine en 1931 où il est de l’ordre de 8 100 et il décroît très lentement ensuite. Les effectifs des immigrés originaires de Grèce ou de Turquie dans le reste du département peuvent être estimés[6] à 7 500 pour les Arméniens, 1 500 pour les Grecs et 400 pour les Juifs. Pour l’ensemble du département de la Seine, les effectifs des immigrés de première génération originaires de Grèce ou de Turquie peuvent donc être estimés à 11 300 pour les Arméniens, à 5 000 pour les Grecs et à 8 400 pour les Juifs.
L’immigration originaire de Grèce ou de Turquie est une immigration familiale. En 1936, le taux de femmes parmi la population immigrée originaire de Grèce ou de Turquie est de 45 % pour les Arméniens, de 34 % pour les Grecs et de 48 % pour les Juifs. Chez les Grecs, la part d’immigrés célibataires est plus grande.
L’endogamie communautaire désigne le mariage avec un conjoint appartenant à la même communauté. En 1936, le taux d’endogamie est de 99 % pour les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie, qu’ils soient Arméniens, Grecs ou Juifs. L’endogamie communautaire de la première génération est donc quasi-totale.


L’essor de l’entrepreneuriat féminin chez les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie dans la période 1920-1953

 L’évolution du nombre d’entrepreneures arméniennes, grecques ou juives originaires de Grèce ou de Turquie en exercice dans la période 1920-1953

Au cours de la période étudiée, les entrepreneurs exerçant dans le département de la Seine sont soumis à une obligation d’immatriculation auprès du greffe du tribunal de commerce, plus précisément à l’immatriculation au registre du commerce pour l’ensemble des entrepreneurs jusqu’en juillet 1936 et, à partir d’août 1936, soit au registre du commerce pour les commerçants individuels et les gérants et administrateurs de sociétés, soit au registre des métiers pour les artisans. Le statut d’artisan est un statut fiscal réservé aux entrepreneurs ne vendant que leur propre production et employant un nombre limité de salariés.
Aux Archives de Paris, il existe pour le département de la Seine 1 882 volumes du registre du commerce couvrant la période allant de juillet 1920 à février 1954 et 181 volumes du registre des métiers couvrant la période d’août 1936 à juillet 1962. On dispose donc de la totalité des immatriculations pour la période de juillet 1920 à février 1953. Le registre du commerce comprend le registre des immatriculations individuelles et le registre des sociétés immatriculant les gérants et les administrateurs de sociétés.
Les immatriculations donnent le nom, le prénom, le sexe, la date, la ville et le pays de naissance, la nationalité, la date de nationalisation et le numéro du décret de nationalisation des personnes immatriculées.
Chaque immatriculation se décompose en séquences d’activité ayant chacune un objet et une adresse d’activité déterminés. En outre, une même personne peut faire l’objet de plusieurs immatriculations successives. L’ensemble des séquences d’activité d’un entrepreneur constitue son parcours entrepreneurial séquentiel.
Les registres précisent aussi la forme juridique des entreprises immatriculées : entreprise individuelle, société en nom collectif, société à responsabilité limitée ou société anonyme. Le registre des métiers mentionne également le nombre de salariés de l’artisan.
À partir du parcours séquentiel, il est possible de déterminer le parcours jalonné qui donne les caractéristiques de l’activité entrepreneuriale exercée à la fin de chacune des années allant de 1920 à 1953[7]. Plus précisément, pour chaque fin d’année, l’activité entrepreneuriale exercée peut être déterminée ainsi que le lieu d’exercice de l’activité et la forme juridique de l’entreprise. 12 996 parcours entrepreneuriaux dont 1 657 de femmes et 11 339 d’hommes ont été ainsi reconstitués ; ils permettent d’estimer les effectifs d’entrepreneur(e)s immatriculé(e)s année par année. Cette évaluation ne prend pas en compte l’entrepreneuriat non immatriculé, par nature très difficile à estimer.
Un accroissement continu du nombre d’entrepreneures des trois communautés est constaté jusqu’à la guerre 1939-1945, suivi d’une décroissance pendant cette période. Cette décroissance est plus forte chez les Juives en raison d’une part des lois antijuives interdisant la création d’entreprises par les Juifs et d’autre part des disparitions en déportation. Chez les Arméniennes, la croissance des effectifs reprend à partir de 1946. Le nombre d’entrepreneures arméniennes atteint un niveau sensiblement supérieur à celui qu’il avait atteint avant la guerre. Chez les Grecques, la croissance d’après-guerre est très brève et une stabilisation de l’effectif au niveau d’avant-guerre est constatée. Chez les Juives, la croissance d’après-guerre est également très brève et l’on ne retrouve pas l’effectif d’avant-guerre.

La part croissante de l’entrepreneuriat féminin

 La part des femmes chez les entrepreneurs augmente de façon continue dans les trois communautés. Les pourcentages sont très proches pour les Arméniennes et les Juives. Le pourcentage est plus faible pour les Grecques, mais cela s’explique par le fait que les femmes sont relativement moins nombreuses dans cette communauté. Cependant, dans chaque communauté, la part des femmes chez les entrepreneurs reste très inférieure à celle des femmes dans l’ensemble de la population. Parmi les veuves ou femmes mariées créant des entreprises, 69 % ont un mari ou un ex-mari qui a aussi créé une entreprise. Parmi les femmes créant des entreprises et ayant un ou plusieurs frères et sœurs, 70 % ont au moins un frère ou une sœur ayant créé une entreprise. Il y donc une influence de l’expérience familiale sur l’initiative entrepreneuriale.
Quelles sont les caractéristiques des entreprises créées par les femmes des trois communautés ? Trois années ont été retenues pour les analyser : 1930, année précédant la crise économique, 1938, année précédant la guerre et enfin 1953, dernière année de la période étudiée.

Des caractéristiques entrepreneuriales statistiquement dépendantes de l’appartenance communautaire

Des entreprises très majoritairement individuelles

Les entreprises peuvent avoir quatre formes juridiques : entreprise individuelle, société en nom collectif, société anonyme à responsabilité limitée et société anonyme.
Chez les entrepreneures arméniennes, la part d’entrepreneures individuelles est très élevée ; elle est de 90,1 % en 1930, 93 % en 1938 et 80,9 % en 1953. Chez les hommes elle est un peu moins élevée.
Chez les entrepreneures grecques, la part des entreprises individuelles est légèrement plus faible : 81 % en 1930, 86,4 % en 1938 et 78,4 % en 1953, alors que pour les hommes elle est aussi un peu moins élevée.
Enfin, chez les entrepreneures juives, la part des entreprises individuelles est de 79,4 % en 1930 82,4 % en 1938 et 81,9 % en 1953, alors que chez les hommes elle est sensiblement moins élevée.
Les artisanes immatriculées au registre des métiers n’emploient, dans leur grande majorité, aucun salarié.

Une répartition des activités entrepreneuriales dépendant de l’appartenance communautaire

Pour chacune des communautés et chacune des années 1930, 1938 et 1953, il est possible de repérer les activités des entrepreneures qui représentent 50 % de l’ensemble des entreprises.
En 1930, la répartition des activités des entrepreneures arméniennes originaires de Grèce ou de Turquie est la suivante : couturières 13,6 %, commerçantes en tissus-confection avec magasin 13,6 %, commerçantes en alimentation 8,6 %, commerçante foraines en tissus-confection 7,4 %, coiffeuses 6,2 %, hôtelières restauratrices 4,9 % et autres 45,7 %. Cette répartition est assez dispersée. En 1938, la répartition devient : couturières 26,7 %, commerçantes en alimentation 14,6 %, commerçantes en tissus-confection avec magasin 12,3 % et autres 46,4 %. Il y a concentration des activités avec un développement net de l’activité de couturière. En 1953, la répartition est : couturières 20,7 %, commerçantes foraines en tissus-confection 15,8 %, commerçantes en tissus-confection avec magasin 10,6 %, commerçantes en alimentation 6,4 % et autres 46,5 %. Le secteur de la couture, du commerce de tissus et confection prend une place de plus en plus importante chez les entrepreneures arméniennes au cours de la période.
Pour ne pas alourdir l’analyse, la comparaison avec la répartition des activités des hommes sera faite pour 1938 seulement, année où l’on trouve 13,5 % de cordonniers-bottiers, 11,6 % de tailleurs, 10,7 % de commerçants en tissus-confection avec magasin, 8,8 % de commerçants en alimentation, 7,2 % de coiffeurs et 48,2 % d’autres activités.
À l’inverse de ce que l’on observe chez les hommes, l’activité de cordonnerie-botterie n’est pas importante chez les entrepreneures arméniennes, mais les recensements montrent qu’il y a en revanche de nombreuses Arméniennes salariées dans l’activité cordonnerie botterie.
Qu’en est-il de la répartition des activités des entrepreneures grecques ? En 1930, on trouve 23,8 %, de fourreuses, 19,1 %, de couturières, 14,3 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin et 42,8 % d’autres activités. C’est une répartition très concentrée. En 1938, la répartition devient : couturières 19,7 %, coiffeuses 16,1 %, cordonnières-bottières 16,1 % et autres 48,1 %. Une modification profonde de la répartition des activités des entrepreneurs grecques apparaît avec, dans le trio de tête des activités, des coiffeuses et des cordonnières bottières au détriment de l’activité de fourreuse. En 1953, on dénombre 18,9 % de couturières, 14,9 % de coiffeuses, 8,1 % de commerçantes en alimentation, 5,4 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin et 5,4 % de fourreuses. On note, par rapport à 1938, à fois une dispersion de la répartition et une perte d’importance de l’activité de cordonnière-bottière. Comme chez les Arméniennes, l’activité la plus fréquente chez les entrepreneures grecques devient, dès 1938, la couture.
 En 1938, chez les entrepreneurs grecs, on compte 19,8 % de tailleurs, 16,1 % de cordonniers bottiers, 16,1 %, de coiffeurs et 48 % d’autres activités. L’activité de cordonnier-bottier reste importante en 1953, ce qui n’est pas le cas pour les femmes.
Dans le cas des entrepreneures juives, la répartition des activités en 1930 est très concentrée avec 30,4 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin et 22,5 % de commerçantes foraines en tissus-confection, les autres activités représentant 47,1 %. En 1938, la répartition est un peu moins concentrée, on trouve 24,5 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin, 17,6 % de commerçantes foraines en tissus-confection et 11,8 % de couturières. Enfin, en 1953, apparaît une concentration de la répartition des activités avec 34,3 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin, 15,5 % de commerçantes foraines en tissus-confection et 50,2 % dans d’autres activités.
Chez les entrepreneurs juifs en 1938, on trouve 30,1 % de commerçants en tissus-confection avec magasin, 13,2 % de commerçants forains en tissus-confection, 11,2 % de courtiers représentants et 45,5 % d’autres activités.
Les activités principales des entrepreneures juives et des entrepreneurs juifs sont donc les mêmes, mais la concentration dans le commerce de tissus-confection est plus forte chez les femmes que chez les hommes.
Dans les trois communautés, une partie importante des entrepreneures s’oriente vers le secteur de la couture (ce qui peut s’expliquer par le fait que la couture est une activité qui peut s’exercer à domicile avec un investissement réduit), tandis qu’une part importante des entrepreneures arméniennes et juives s’oriente vers le commerce des tissus et de la confection.
Parmi les femmes entrepreneures dont le mari ou l’ex-mari a aussi créé une entreprise, dans un tiers des cas, c’est dans le même domaine d’activité.
On peut maintenant examiner la répartition géographique des implantations des entreprises créées par les Arméniennes, les Grecques et les Juives originaires de Grèce ou de Turquie pour chacune des années 1930, 1938, 1953.


Une répartition des implantations des entreprises dépendant de l’appartenance communautaire

La répartition des implantations des entrepreneures arméniennes originaires de Grèce ou de Turquie est très dispersée : il faut dix arrondissements ou communes classées par ordre décroissant du nombre des implantations pour arriver à 50 % des implantations. Ce sont, dans l’ordre du nombre d’implantations, le 9e arrondissement de Paris, Alfortville, les 10e, 13e et 17e arrondissements de Paris, Issy-les-Moulineaux, les 8e, 14e et 18e arrondissements de Paris, puis Neuilly-sur-Seine. Seul le 9e arrondissement[8] accueille plus de 10 % des implantations (12,4 %). En 1938, la dispersion se réduit légèrement, mais il faut encore neuf arrondissements ou communes pour atteindre 50 % des implantations. Alfortville passe en tête pour le nombre d’implantations devant Issy-les-Moulineaux, les 9e, 10e, 2e et 13e arrondissements de Paris, Asnières, le 14e et le 19e. En 1938, aucun arrondissement ou commune ne dépasse 10 % des implantations. En 1953, la dispersion se réduit encore un peu, il ne faut plus que huit arrondissements ou communes pour obtenir 50 % des implantations. Les implantations les plus nombreuse se trouvent à Alfortville et dans le 9e arrondissement, devant le 2e, arrondissement, Issy-les-Moulineaux, les 19e, 10e et 14e arrondissements, puis Asnières. En 1953, aucun arrondissement ou commune n’accueille plus de 10 % des implantations des entrepreneures arméniennes.
La répartition des implantations des entrepreneures arméniennes peut être comparée à celle des entrepreneurs arméniens pour l’année 1938 avec, en tête, le 9e arrondissement de Paris, suivi d’Issy-les-Moulineaux, du 20e, du 19e, d’Alfortville puis du 2e, 10e, 18e et 5e. Les répartitions des implantations des hommes et des femmes sont un peu différentes, mais le 9e arrondissement, Alfortville et Issy-les-Moulineaux sont dans les deux cas dans les trois premiers arrondissements ou communes d’implantation.
La répartition des entrepreneures grecques est différente. En 1930, elle est beaucoup moins dispersée que celle des entrepreneures arméniennes : plus de 50 % des implantations se trouvent dans six arrondissements de Paris (2e, 6e, 13e, 1er, 3e et 2e arrondissements). Les 2e et 6e arrondissements comptent plus de 10 % des implantations. En 1938, la dispersion a un peu augmenté : il faut encore six arrondissements pour trouver 50 % des implantations, ce sont le 9e, le 20e le 10e, le 1er, le 19e et le 15e. Aucun arrondissement ne rassemble plus de 10 % des implantations. Enfin en 1953, la dispersion est semblable, mais la répartition a encore changé. Plus de 50 % des implantations sont localisées dans les 9e, 7e, 20e, 8e, 6e et 15e arrondissements. La répartition des implantations des entrepreneures grecques est beaucoup plus fluctuante dans le temps que celle des entrepreneures arméniennes.
La répartition des entrepreneures grecques en 1938 peut être comparée à celle des entrepreneurs grecs : 50 % de ces derniers sont implantés dans huit arrondissements, les 9e, 10e, 19e, 2e, 20e, 6e, 11e et 5e. C’est dans le 9e arrondissement qu’exerce le plus grand nombre d’entrepreneurs hommes et femmes. Aucune commune de banlieue n’accueille un nombre significatif d’entrepreneurs grecs, hommes ou femmes.
Qu’en est-il enfin de la répartition des implantations des entrepreneures juives ?
La répartition de leurs implantations en 1930 est plus concentrée que celle des entrepreneures arméniennes et grecques. Plus de 50 % des implantations des entrepreneures juives se trouvent dans quatre arrondissements : les 11e, 9e, 18e et 17e. Plus d’un quart des implantations sont situées dans le 11e arrondissement. En 1938, il faut toujours quatre arrondissements pour totaliser 50 % des implantations : le 11e, le 9e, le 10e et le 2e. Les implantations du 11e représentent encore près du quart de l’ensemble. Enfin en 1953, pour obtenir 50 % des implantations, il faut prendre les mêmes arrondissements, mais leur ordre est différent : 11e, 2e, 9e et 10e.
On peut comparer la répartition des entrepreneures juives en 1938 à celle des entrepreneurs juifs. Plus de 50 % de leurs implantations se trouvent dans le 11e, le 9e, le 10e et le 2e, exactement comme chez les femmes.
La répartition des implantations des entrepreneures des trois communautés reflète la répartition résidentielle de ces communautés. Pour chacune d’entre elles, le 9e arrondissement arrive en première ou deuxième position pour le nombre des implantations.

La mobilité entrepreneuriale

La mobilité entrepreneuriale se mesure par le nombre de séquences du parcours entrepreneurial, chaque séquence se distinguant de la précédente par un changement d’adresse ou d’activité. Les entrepreneures arméniennes sont les plus mobiles, avec une moyenne de 2,5 séquences suivies des entrepreneures juives avec 2,44 et des entrepreneures grecques avec 2,35. Dans les trois communautés, les entrepreneures sont un peu moins mobiles que les hommes.


Conclusion


  1. Dans les trois communautés immigrées étudiées, la reconversion des salariés vers l’entrepreneuriat entre les deux guerres, avant et après la crise économique des années 1930, s’observe chez les femmes comme chez les hommes. La proportion de femmes dans l’ensemble des entrepreneurs augmente dans chacune des communautés, avant et après la guerre 1939-1945, mais cette proportion reste largement inférieure à la proportion des femmes dans la population totale de chacune des communautés.
  2. Les entreprises créées par les femmes sont pour la plus grande partie des entreprises individuelles n’employant aucun salarié.
  3. La répartition des activités des entreprises créées par les entrepreneures arméniennes ou grecques diffère de celle des entreprises créées par les hommes. La répartition des activités des entrepreneures juives est assez proche de celle des entrepreneurs juifs. Dans les trois communautés, la couture prend une part de plus en plus importante des activités des entrepreneures. Chez les entrepreneures arméniennes et juives, le commerce des tissus et de la confection occupe également une part importante.
  4. La répartition des implantations géographiques des entrepreneures de chaque communauté n’est pas très différente de celle des hommes et reflète la répartition résidentielle. Enfin, la mobilité entrepreneuriale des femmes est un peu plus faible que celle des hommes.


Sources

D33U3 : Registre du commerce du département de la Seine.
2163W : Registre des métiers du département de la Seine.
2MILN 1926 : Listes nominatives du recensement de 1926 de la ville de Paris.
2MILN 1931 : Listes nominatives du recensement de 1931 de la ville de Paris.
2MILN 1936 : Listes nominatives du recensement de 1936 de la ville de Paris.




[1] Dans cet article, le terme d’entrepreneur désigne toute personne exerçant une activité professionnelle non salariée, qu’elle soit celle d’artisan, de commerçant, d’entrepreneur ou d’industriel, à l’exclusion cependant d’une profession libérale.
[2] Il s’agit ici du département de la Seine dans ses limites antérieures au redécoupage administratif de la Région parisienne de 1968.
[3] Les registres du commerce s’arrêtent à février 1954, les registres des métiers à juillet 1962.
[4] Les Arméniens originaires de Grèce ou de Turquie parlent l’arménien et sont très majoritairement de culte chrétien grégorien ; les Grecs originaires de Grèce ou de Turquie parlent majoritairement le grec et sont de religion chrétienne orthodoxe ; les Juifs originaires de Grèce ou de Turquie parlent majoritairement le judéo-espagnol et sont de religion juive.
[5] Dans la suite de l’article, les termes d’Arméniens, Grecs ou Juifs employés sans autre précision sous-entendent originaires de Grèce ou de Turquie.
[6] Estimation par extrapolation des effectifs de la commune d’Issy-les-Moulineaux, fondée sur le nombre d’entrepreneurs immatriculés à Issy-les-Moulineaux et dans l’ensemble du département de la Seine, hors Paris.
[7] En l’absence de date de fin dans un parcours, celle-ci a été estimée statistiquement.
[8] Dans la suite, un numéro d’arrondissement sans autre précision sous-entend que c’est un arrondissement de Paris.
Pour en savoir plus :
Esther Benbassa, Une diaspora sépharade en transition. Istanbul XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1993, 229 p.
Serge Bernstein, La France des années 30, Paris, Armand Colin, collection Cursus, 2002, 217 p.
Olivier Deslondes, Les fourreurs de Kastoria entre la Macédoine et l’Occident, CNRS, Éditions Méditerranée, 1997, 228 p.
Michel Garin, Les Arméniens les Grecs et les Juifs originaires de Grèce et de Turquie à Paris entre 1920 et 1936, Les Éditions Isis, Istanbul, 2010, 146 p.
Michel Garin, « La communauté arménienne d’Issy-les-Moulineaux de 1922 à 1968 : origine, implantation et intégration », Cahiers balkaniques, volume 40, 2012, pp. 321-334
Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, 138 p.
Martine Hovanessian, Les Arméniens et leurs territoires, Paris, Autrement, 1995, 173 p.
Edgar Morin, Vidal et les siens, Paris, Seuil, 1989, 371 p.
Bernard Pierron, Juifs et chrétiens de la Grèce moderne. Histoire des relations intercommunautaires de 1821 à 1945, Paris, L’Harmattan, 1996, 271 p.
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