En 1919, au lendemain de
la Première Guerre mondiale, la population en âge d’activité de la France se
trouve littéralement décimée. En outre, il y a dans le pays de très nombreux
mutilés ou invalides de guerre. Face à la pénurie de main-d’œuvre nationale, les
autorités françaises, pour assurer le développement économique du pays, organisent
une immigration massive en provenance de pays d’Europe comme la Pologne,
l’Italie, la Belgique ou l’Espagne, pays catholiques dont elles pensent que les
migrants s’intégreront facilement en France. Cette immigration organisée est à
la fois une immigration protégée par des accords bilatéraux avec les pays
fournisseurs de main-d’œuvre qui assurent un certain nombre de droits aux
migrants ainsi recrutés, et une immigration dirigée vers les zones et les secteurs
où les besoins de main-d’œuvre sont importants. Parallèlement à cette
immigration organisée se développe une immigration non organisée mais tolérée,
en provenance de ces mêmes pays mais aussi d’autres pays, immigration d’abord
régulée par le contrôle des entrées en France puis, dans les années 1930, par
des expulsions du territoire.
Le développement
économique de la France se poursuit de façon quasi continue jusqu’en 1930, mais
en 1931 la crise économique mondiale apparue aux États-Unis en 1929 atteint la France.
La croissance économique ne reprend que très légèrement dans les deux dernières
années précédant la déclaration de guerre de 1939.
Dans
l’entre-deux-guerres, l’accès des étrangers à l’emploi salarié est contrôlé et
régulé par les autorités par la délivrance ou le renouvellement de la carte
d’identité de travailleur étranger, créée en 1917, avec des conditions de plus
en plus contraignantes au cours des années 1920 et 1930. L’emploi salarié est
touché de plein fouet par la crise des années 1930 et les gouvernements
français successifs prennent des mesures de contrôle et de limitation de
l’accès des immigrés à l’emploi salarié pour protéger l’emploi des salariés
français. En 1932, le gouvernement français instaure des quotas d’étrangers par
région et par secteur d’activité qui s’imposent aux employeurs. En 1935, on
assiste à une vague de rapatriements forcés d’étrangers.
En revanche en France, jusqu’au
milieu des années 1930, l’accès à l’entrepreneuriat[1]
n’est pas réglementé. Il commence seulement à l’être dans la deuxième moitié de
la décennie et se traduit par l’obligation pour l’entrepreneur étranger de
demander une carte professionnelle d’étranger à partir d’août 1935 pour les
artisans et à partir de novembre 1938 pour les commerçants. Les immigrés de
l’immigration non organisée sont plus vulnérables que ceux qui sont venus dans
le cadre de l’immigration organisée, car non protégés par des accords
bilatéraux.
La limitation progressive
de l’accès à l’emploi salarié va conduire les salariés étrangers à tenter l’entrepreneuriat.
On peut donc dire qu’entre les deux guerres l’entrepreneuriat des immigrés est
pour la grande majorité davantage une nécessité qu’un choix.
Pendant la période 1939-1945
de guerre et d’occupation, l’activité économique, y compris l’activité
entrepreneuriale, est ralentie. À partir de 1946, le produit intérieur brut reprend
sa croissance, l’emploi salarié se développe et les immigrés trouvent plus
facilement un emploi salarié. L’activité entrepreneuriale des immigrés à partir
de 1946 est souvent la poursuite ou la reprise d’une activité commencée avant
la guerre, mais aussi la saisie d’opportunités entrepreneuriales offertes par
le développement économique.
Dans quelle mesure les
femmes immigrées ont-elles fait l’expérience de l’entrepreneuriat ? L’objet
de cet article est de tenter de répondre à cette question sur le cas des
immigrées originaires de Grèce ou de Turquie dans le département de la Seine[2]
de 1920 à 1953.
L’article s’appuie pour
l’essentiel sur l’exploitation des registres du commerce et des métiers du
département de la Seine de 1920 à 1953[3],
ainsi que sur les listes nominatives des recensements de la ville de Paris de
1926, 1931 et 1936.
L’article s’intéresse
d’abord aux caractéristiques et aux causes de l’immigration originaire de Grèce
et de Turquie dans le chapitre intitulé « L’immigration originaire de
Grèce et de Turquie : une immigration multicommunautaire, aux causes politiques
et économiques, de caractère familial et endogamique », il retrace ensuite
l’évolution des effectifs d’entrepreneures dans le chapitre « L’essor de
l’entrepreneuriat féminin chez les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie dans
la période 1920-1953 », puis il traite des caractéristiques des
entreprises créées dans le chapitre « Des caractéristiques
entrepreneuriales statistiquement dépendantes de l’appartenance
communautaire ». Une brève conclusion résume les observations faites sur
les entrepreneures originaires de Grèce ou du Turquie.
L’immigration originaire de Grèce ou de Turquie : une immigration multicommunautaire aux causes politiques et économiques, de caractère familial et endogamique
Dans la période étudiée,
les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie appartiennent dans leur très
grande majorité à trois communautés linguistico-religieuses, les Arméniens, les
Grecs et les Juifs[4].
L’origine géographique considérée est celle correspondant au pays de naissance
qui n’est pas nécessairement le lieu de départ de l’immigration.
Les Arméniens arrivant
en France dans la période 1920-1953 sont presque tous originaires de Turquie, les
Grecs originaires de Grèce sont un peu plus nombreux que les Grecs originaires Turquie,
les Juifs originaires de Grèce sont deux fois plus nombreux que les Juifs
originaires de Turquie.
Les Arméniens de Turquie
émigrent massivement à partir de 1922, après les déportations et les massacres
dont leur communauté a été victime en Turquie pendant la période 1915-1921 et
après le retour sous souveraineté turque, à la fin de 1920, des provinces
arméniennes de Turquie qui a pour conséquence la fin de toute possibilité de
vie communautaire pour les Arméniens en Turquie. Pour les Arméniens de Turquie,
l’émigration entraîne la perte de leur passeport et l’interdiction de retourner
dans le pays. Beaucoup émigrent vers la France en raison des liens culturels
anciens existant entre la France et les Arméniens.
L’émigration des Grecs vers
les États-Unis d’Amérique de 1880 à 1914 se trouve empêchée pendant la guerre
1914-1918 par la difficulté de traverser l’Atlantique en raison de la guerre
sous-marine et à partir de 1917 par les quotas d’immigration instaurés par les États-Unis.
L’émigration des Grecs[5]
se tourne alors vers la France, d’autant que cette émigration est organisée par
le gouvernement français entre juillet 1916 et juin 1917 pour fournir de la
main-d’œuvre destinée à son industrie de guerre. Après juin 1917, l’émigration des
Grecs vers la France se poursuit de façon non organisée, en particulier celle
des Grecs de Turquie qui s’intensifie à partir de janvier 1923, suite à l’accord
gréco-turc d’échange des populations des Grecs d’Asie Mineure et des Turcs de
Grèce.
Enfin, les Juifs de
Grèce et les Juifs de Turquie émigrent tout au long de l’entre-deux-guerres suite
à la suppression progressive de leurs
droits communautaires en Grèce et en Turquie. Ils émigrent pour une part
importante vers la France en raison des liens culturels tissés avec la France
depuis les années 1860 par l’action de l’Alliance
israélite universelle.
L’immigration originaire
de Grèce ou de Turquie pour les trois communautés arménienne, grecque et juive
est une immigration non organisée, sans perspective de retour au pays d’origine,
sauf pour les Grecs originaires de Grèce. L’intégration en France est donc pour
ces immigrés une nécessité absolue.
Les listes nominatives
des recensements de la ville de Paris de mars 1926, mars 1931 et mars 1936 permettent
de déterminer les effectifs des trois communautés originaires de Grèce ou de
Turquie à Paris à ces trois dates. L’appartenance communautaire des immigrés a
été attribuée à partir des noms et prénoms.
À Paris, l’effectif des Arméniens
originaires de Grèce ou de Turquie culmine en 1931 à 3 800 environ, il
décroît ensuite lentement. L’effectif des Grecs originaires de Grèce ou de
Turquie culmine dès 1926, où il est de l’ordre de 4 150 ; il décroît
ensuite et devient inférieur à celui des Arméniens en 1936. L’effectif de Juifs
originaires de Grèce ou de Turquie à Paris culmine en 1931 où il est de l’ordre
de 8 100 et il décroît très lentement ensuite. Les effectifs des immigrés
originaires de Grèce ou de Turquie dans le reste du département peuvent être
estimés[6]
à 7 500 pour les Arméniens, 1 500 pour les Grecs et 400 pour les Juifs.
Pour l’ensemble du département de la Seine, les effectifs des immigrés de
première génération originaires de Grèce ou de Turquie peuvent donc être
estimés à 11 300 pour les Arméniens, à 5 000 pour les Grecs et à 8 400
pour les Juifs.
L’immigration originaire
de Grèce ou de Turquie est une immigration familiale. En 1936, le taux de
femmes parmi la population immigrée originaire de Grèce ou de Turquie est de 45 %
pour les Arméniens, de 34 % pour les Grecs et de 48 % pour les Juifs.
Chez les Grecs, la part d’immigrés célibataires est plus grande.
L’endogamie communautaire désigne le mariage avec un conjoint appartenant à la même communauté. En 1936, le taux d’endogamie est de 99 % pour les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie, qu’ils soient Arméniens, Grecs ou Juifs. L’endogamie communautaire de la première génération est donc quasi-totale.
L’endogamie communautaire désigne le mariage avec un conjoint appartenant à la même communauté. En 1936, le taux d’endogamie est de 99 % pour les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie, qu’ils soient Arméniens, Grecs ou Juifs. L’endogamie communautaire de la première génération est donc quasi-totale.
L’essor de l’entrepreneuriat féminin chez les immigrés originaires de Grèce ou de Turquie dans la période 1920-1953
L’évolution du nombre d’entrepreneures arméniennes, grecques ou juives originaires de Grèce ou de Turquie en exercice dans la période 1920-1953
Au cours de la période
étudiée, les entrepreneurs exerçant dans le département de la Seine sont soumis
à une obligation d’immatriculation auprès du greffe du tribunal de commerce,
plus précisément à l’immatriculation au registre du commerce pour l’ensemble
des entrepreneurs jusqu’en juillet 1936 et, à partir d’août 1936, soit au
registre du commerce pour les commerçants individuels et les gérants et
administrateurs de sociétés, soit au registre des métiers pour les artisans. Le
statut d’artisan est un statut fiscal réservé aux entrepreneurs ne vendant que
leur propre production et employant un nombre limité de salariés.
Aux Archives de Paris,
il existe pour le département de la Seine 1 882 volumes du registre du
commerce couvrant la période allant de juillet 1920 à février 1954 et 181 volumes
du registre des métiers couvrant la période d’août 1936 à juillet 1962. On
dispose donc de la totalité des immatriculations pour la période de juillet
1920 à février 1953. Le registre du commerce comprend le registre des immatriculations
individuelles et le registre des sociétés immatriculant les gérants et les
administrateurs de sociétés.
Les immatriculations
donnent le nom, le prénom, le sexe, la date, la ville et le pays de naissance,
la nationalité, la date de nationalisation et le numéro du décret de
nationalisation des personnes immatriculées.
Chaque immatriculation se
décompose en séquences d’activité ayant chacune un objet et une adresse
d’activité déterminés. En outre, une même personne peut faire l’objet de
plusieurs immatriculations successives. L’ensemble des séquences d’activité
d’un entrepreneur constitue son parcours entrepreneurial séquentiel.
Les registres précisent aussi
la forme juridique des entreprises immatriculées : entreprise individuelle,
société en nom collectif, société à responsabilité limitée ou société anonyme.
Le registre des métiers mentionne également le nombre de salariés de l’artisan.
À partir du parcours
séquentiel, il est possible de déterminer le parcours jalonné qui donne les
caractéristiques de l’activité entrepreneuriale exercée à la fin de chacune des
années allant de 1920 à 1953[7]. Plus précisément, pour chaque fin d’année,
l’activité entrepreneuriale exercée peut être déterminée ainsi que le lieu
d’exercice de l’activité et la forme juridique de l’entreprise. 12 996 parcours
entrepreneuriaux dont 1 657 de femmes et 11 339 d’hommes ont été ainsi
reconstitués ; ils permettent d’estimer les effectifs d’entrepreneur(e)s immatriculé(e)s
année par année. Cette évaluation ne prend pas en compte l’entrepreneuriat non
immatriculé, par nature très difficile à estimer.
Un accroissement continu
du nombre d’entrepreneures des trois communautés est constaté jusqu’à la
guerre 1939-1945, suivi d’une décroissance pendant cette période. Cette décroissance
est plus forte chez les Juives en raison d’une part des lois antijuives interdisant
la création d’entreprises par les Juifs et d’autre part des disparitions en
déportation. Chez les Arméniennes, la croissance des effectifs reprend à partir
de 1946. Le nombre d’entrepreneures arméniennes atteint un niveau sensiblement
supérieur à celui qu’il avait atteint avant la guerre. Chez les Grecques, la
croissance d’après-guerre est très brève et une stabilisation de l’effectif au
niveau d’avant-guerre est constatée. Chez les Juives, la croissance d’après-guerre
est également très brève et l’on ne retrouve pas l’effectif d’avant-guerre.
La part croissante de l’entrepreneuriat féminin
La part des femmes chez
les entrepreneurs augmente de façon continue dans les trois communautés. Les
pourcentages sont très proches pour les Arméniennes et les Juives. Le
pourcentage est plus faible pour les Grecques, mais cela s’explique par le fait
que les femmes sont relativement moins nombreuses dans cette communauté.
Cependant, dans chaque communauté, la part des femmes chez les entrepreneurs
reste très inférieure à celle des femmes dans l’ensemble de la population. Parmi
les veuves ou femmes mariées créant des entreprises, 69 % ont un mari ou
un ex-mari qui a aussi créé une entreprise. Parmi les femmes créant des
entreprises et ayant un ou plusieurs frères et sœurs, 70 % ont au moins un
frère ou une sœur ayant créé une entreprise. Il y donc une influence de l’expérience
familiale sur l’initiative entrepreneuriale.
Quelles sont les
caractéristiques des entreprises créées par les femmes des trois communautés ?
Trois années ont été retenues pour les analyser : 1930, année précédant la
crise économique, 1938, année précédant la guerre et enfin 1953, dernière année
de la période étudiée.
Des caractéristiques entrepreneuriales statistiquement dépendantes de l’appartenance communautaire
Des entreprises très majoritairement individuelles
Les entreprises peuvent
avoir quatre formes juridiques : entreprise individuelle, société en nom
collectif, société anonyme à responsabilité limitée et société anonyme.
Chez les entrepreneures
arméniennes, la part d’entrepreneures individuelles est très élevée ; elle
est de 90,1 % en 1930, 93 % en 1938 et 80,9 % en 1953. Chez les
hommes elle est un peu moins élevée.
Chez les entrepreneures
grecques, la part des entreprises individuelles est légèrement plus
faible : 81 % en 1930, 86,4 % en 1938 et 78,4 % en 1953,
alors que pour les hommes elle est aussi un peu moins élevée.
Enfin, chez les
entrepreneures juives, la part des entreprises individuelles est de 79,4 %
en 1930 82,4 % en 1938 et 81,9 % en 1953, alors que chez les hommes
elle est sensiblement moins élevée.
Les artisanes
immatriculées au registre des métiers n’emploient, dans leur grande majorité,
aucun salarié.
Une répartition des activités entrepreneuriales dépendant de l’appartenance communautaire
Pour chacune des
communautés et chacune des années 1930, 1938 et 1953, il est possible de
repérer les activités des entrepreneures qui représentent 50 % de
l’ensemble des entreprises.
En 1930, la répartition
des activités des entrepreneures arméniennes originaires de Grèce ou de Turquie
est la suivante : couturières 13,6 %, commerçantes en tissus-confection
avec magasin 13,6 %, commerçantes en alimentation 8,6 %, commerçante
foraines en tissus-confection 7,4 %, coiffeuses 6,2 %, hôtelières
restauratrices 4,9 % et autres 45,7 %. Cette répartition est assez
dispersée. En 1938, la répartition devient : couturières 26,7 %,
commerçantes en alimentation 14,6 %, commerçantes en tissus-confection
avec magasin 12,3 % et autres 46,4 %. Il y a concentration des activités
avec un développement net de l’activité de couturière. En 1953, la répartition
est : couturières 20,7 %, commerçantes foraines en tissus-confection
15,8 %, commerçantes en tissus-confection avec magasin 10,6 %, commerçantes
en alimentation 6,4 % et autres 46,5 %. Le secteur de la couture, du
commerce de tissus et confection prend une place de plus en plus importante
chez les entrepreneures arméniennes au cours de la période.
Pour ne pas alourdir l’analyse,
la comparaison avec la répartition des activités des hommes sera faite pour
1938 seulement, année où l’on trouve 13,5 % de cordonniers-bottiers,
11,6 % de tailleurs, 10,7 % de commerçants en tissus-confection avec
magasin, 8,8 % de commerçants en alimentation, 7,2 % de coiffeurs et
48,2 % d’autres activités.
À l’inverse de ce que
l’on observe chez les hommes, l’activité de cordonnerie-botterie n’est pas
importante chez les entrepreneures arméniennes, mais les recensements montrent
qu’il y a en revanche de nombreuses Arméniennes salariées dans l’activité
cordonnerie botterie.
Qu’en est-il de la
répartition des activités des entrepreneures grecques ? En 1930, on trouve
23,8 %, de fourreuses, 19,1 %, de couturières, 14,3 % de commerçantes
en tissus-confection avec magasin et 42,8 % d’autres activités. C’est une
répartition très concentrée. En 1938, la répartition devient : couturières
19,7 %, coiffeuses 16,1 %, cordonnières-bottières 16,1 % et autres
48,1 %. Une modification profonde de la répartition des activités des
entrepreneurs grecques apparaît avec, dans le trio de tête des activités, des
coiffeuses et des cordonnières bottières au détriment de l’activité de
fourreuse. En 1953, on dénombre 18,9 % de couturières, 14,9 % de coiffeuses,
8,1 % de commerçantes en alimentation, 5,4 % de commerçantes en
tissus-confection avec magasin et 5,4 % de fourreuses. On note, par
rapport à 1938, à fois une dispersion de la répartition et une perte
d’importance de l’activité de cordonnière-bottière. Comme chez les Arméniennes,
l’activité la plus fréquente chez les entrepreneures grecques devient, dès
1938, la couture.
En 1938, chez les entrepreneurs grecs, on compte
19,8 % de tailleurs, 16,1 % de cordonniers bottiers, 16,1 %, de coiffeurs
et 48 % d’autres activités. L’activité de cordonnier-bottier reste
importante en 1953, ce qui n’est pas le cas pour les femmes.
Dans le cas des
entrepreneures juives, la répartition des activités en 1930 est très concentrée
avec 30,4 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin et 22,5 %
de commerçantes foraines en tissus-confection, les autres activités
représentant 47,1 %. En 1938, la répartition est un peu moins concentrée,
on trouve 24,5 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin, 17,6 %
de commerçantes foraines en tissus-confection et 11,8 % de couturières.
Enfin, en 1953, apparaît une concentration de la répartition des activités avec
34,3 % de commerçantes en tissus-confection avec magasin, 15,5 % de
commerçantes foraines en tissus-confection et 50,2 % dans d’autres
activités.
Chez les entrepreneurs
juifs en 1938, on trouve 30,1 % de commerçants en tissus-confection avec
magasin, 13,2 % de commerçants forains en tissus-confection, 11,2 %
de courtiers représentants et 45,5 % d’autres activités.
Les activités principales
des entrepreneures juives et des entrepreneurs juifs sont donc les mêmes, mais
la concentration dans le commerce de tissus-confection est plus forte chez les
femmes que chez les hommes.
Dans les trois
communautés, une partie importante des entrepreneures s’oriente vers le secteur
de la couture (ce qui peut s’expliquer par le fait que la couture est une
activité qui peut s’exercer à domicile avec un investissement réduit), tandis
qu’une part importante des entrepreneures arméniennes et juives s’oriente vers
le commerce des tissus et de la confection.
Parmi les femmes
entrepreneures dont le mari ou l’ex-mari a aussi créé une entreprise, dans un
tiers des cas, c’est dans le même domaine d’activité.
On peut maintenant examiner
la répartition géographique des implantations des entreprises créées par les
Arméniennes, les Grecques et les Juives originaires de Grèce ou de Turquie pour
chacune des années 1930, 1938, 1953.
Une répartition des
implantations des entreprises dépendant de l’appartenance communautaire
La répartition des
implantations des entrepreneures arméniennes originaires de Grèce ou de Turquie
est très dispersée : il faut dix arrondissements ou communes classées par
ordre décroissant du nombre des implantations pour arriver à 50 % des
implantations. Ce sont, dans l’ordre du nombre d’implantations, le 9e arrondissement
de Paris, Alfortville, les 10e, 13e et 17e
arrondissements de Paris, Issy-les-Moulineaux, les 8e, 14e
et 18e arrondissements de Paris, puis Neuilly-sur-Seine. Seul le 9e
arrondissement[8]
accueille plus de 10 % des implantations (12,4 %). En 1938, la
dispersion se réduit légèrement, mais il faut encore neuf arrondissements ou
communes pour atteindre 50 % des implantations. Alfortville passe en tête
pour le nombre d’implantations devant Issy-les-Moulineaux, les 9e, 10e,
2e et 13e arrondissements de Paris, Asnières,
le 14e et le 19e. En 1938, aucun arrondissement ou
commune ne dépasse 10 % des implantations. En 1953, la dispersion se
réduit encore un peu, il ne faut plus que huit arrondissements ou communes pour
obtenir 50 % des implantations. Les implantations les plus nombreuse se
trouvent à Alfortville et dans le 9e arrondissement, devant le 2e,
arrondissement, Issy-les-Moulineaux, les 19e, 10e et 14e
arrondissements, puis Asnières. En 1953, aucun arrondissement ou commune n’accueille
plus de 10 % des implantations des entrepreneures arméniennes.
La répartition des
implantations des entrepreneures arméniennes peut être comparée à celle des
entrepreneurs arméniens pour l’année 1938 avec, en tête, le 9e
arrondissement de Paris, suivi d’Issy-les-Moulineaux, du 20e, du 19e,
d’Alfortville puis du 2e, 10e, 18e et 5e.
Les répartitions des implantations des hommes et des femmes sont un peu
différentes, mais le 9e arrondissement, Alfortville et
Issy-les-Moulineaux sont dans les deux cas dans les trois premiers
arrondissements ou communes d’implantation.
La répartition des
entrepreneures grecques est différente. En 1930, elle est beaucoup moins
dispersée que celle des entrepreneures arméniennes : plus de 50 % des
implantations se trouvent dans six arrondissements de Paris (2e, 6e,
13e, 1er, 3e et 2e arrondissements).
Les 2e et 6e arrondissements comptent plus de 10 %
des implantations. En 1938, la dispersion a un peu augmenté : il faut
encore six arrondissements pour trouver 50 % des implantations, ce sont le
9e, le 20e le 10e, le 1er, le 19e
et le 15e. Aucun arrondissement ne rassemble plus de 10 % des
implantations. Enfin en 1953, la dispersion est semblable, mais la répartition
a encore changé. Plus de 50 % des implantations sont localisées dans les 9e,
7e, 20e, 8e, 6e et 15e
arrondissements. La répartition des implantations des entrepreneures grecques est
beaucoup plus fluctuante dans le temps que celle des entrepreneures
arméniennes.
La répartition des
entrepreneures grecques en 1938 peut être comparée à celle des entrepreneurs
grecs : 50 % de ces derniers sont implantés dans huit
arrondissements, les 9e, 10e, 19e, 2e,
20e, 6e, 11e et 5e. C’est dans le 9e
arrondissement qu’exerce le plus grand nombre d’entrepreneurs hommes et femmes.
Aucune commune de banlieue n’accueille un nombre significatif d’entrepreneurs
grecs, hommes ou femmes.
Qu’en est-il enfin de la
répartition des implantations des entrepreneures juives ?
La répartition de leurs implantations
en 1930 est plus concentrée que celle des entrepreneures arméniennes et
grecques. Plus de 50 % des implantations des entrepreneures juives se
trouvent dans quatre arrondissements : les 11e, 9e, 18e
et 17e. Plus d’un quart des implantations sont situées dans le
11e arrondissement. En 1938, il faut toujours quatre arrondissements
pour totaliser 50 % des implantations : le 11e, le 9e,
le 10e et le 2e. Les implantations du 11e
représentent encore près du quart de l’ensemble. Enfin en 1953, pour obtenir 50 %
des implantations, il faut prendre les mêmes arrondissements, mais leur ordre est
différent : 11e, 2e, 9e et 10e.
On peut comparer la
répartition des entrepreneures juives en 1938 à celle des entrepreneurs juifs. Plus
de 50 % de leurs implantations se trouvent dans le 11e, le 9e,
le 10e et le 2e, exactement comme chez les femmes.
La répartition des
implantations des entrepreneures des trois communautés reflète la répartition
résidentielle de ces communautés. Pour chacune d’entre elles, le 9e
arrondissement arrive en première ou deuxième position pour le nombre des
implantations.
La mobilité
entrepreneuriale
La mobilité
entrepreneuriale se mesure par le nombre de séquences du parcours
entrepreneurial, chaque séquence se distinguant de la précédente par un
changement d’adresse ou d’activité. Les entrepreneures arméniennes sont les
plus mobiles, avec une moyenne de 2,5 séquences suivies des entrepreneures juives
avec 2,44 et des entrepreneures grecques avec 2,35. Dans les trois communautés,
les entrepreneures sont un peu moins mobiles que les hommes.
Conclusion
- Dans les trois communautés immigrées étudiées, la reconversion des salariés vers l’entrepreneuriat entre les deux guerres, avant et après la crise économique des années 1930, s’observe chez les femmes comme chez les hommes. La proportion de femmes dans l’ensemble des entrepreneurs augmente dans chacune des communautés, avant et après la guerre 1939-1945, mais cette proportion reste largement inférieure à la proportion des femmes dans la population totale de chacune des communautés.
- Les entreprises créées par les femmes sont pour la plus grande partie des entreprises individuelles n’employant aucun salarié.
- La répartition des activités des entreprises créées par les entrepreneures arméniennes ou grecques diffère de celle des entreprises créées par les hommes. La répartition des activités des entrepreneures juives est assez proche de celle des entrepreneurs juifs. Dans les trois communautés, la couture prend une part de plus en plus importante des activités des entrepreneures. Chez les entrepreneures arméniennes et juives, le commerce des tissus et de la confection occupe également une part importante.
- La répartition des implantations géographiques des entrepreneures de chaque communauté n’est pas très différente de celle des hommes et reflète la répartition résidentielle. Enfin, la mobilité entrepreneuriale des femmes est un peu plus faible que celle des hommes.
Sources
D33U3 : Registre du
commerce du département de la Seine.
2163W : Registre
des métiers du département de la Seine.
2MILN 1926 : Listes
nominatives du recensement de 1926 de la ville de Paris.
2MILN 1931 : Listes
nominatives du recensement de 1931 de la ville de Paris.
2MILN 1936 : Listes
nominatives du recensement de 1936 de la ville de Paris.
[1] Dans cet article, le terme d’entrepreneur désigne toute
personne exerçant une activité professionnelle non salariée, qu’elle soit celle
d’artisan, de commerçant, d’entrepreneur ou d’industriel, à l’exclusion cependant
d’une profession libérale.
[2] Il s’agit
ici du département de la Seine dans ses limites antérieures au redécoupage
administratif de la Région parisienne de 1968.
[3] Les
registres du commerce s’arrêtent à février 1954, les registres des métiers à
juillet 1962.
[4] Les
Arméniens originaires de Grèce ou de Turquie parlent l’arménien et sont très
majoritairement de culte chrétien grégorien ; les Grecs originaires de
Grèce ou de Turquie parlent majoritairement le grec et sont de religion
chrétienne orthodoxe ; les Juifs originaires de Grèce ou de Turquie
parlent majoritairement le judéo-espagnol et sont de religion juive.
[5] Dans la
suite de l’article, les termes d’Arméniens, Grecs ou Juifs employés sans autre
précision sous-entendent originaires de Grèce ou de Turquie.
[6] Estimation
par extrapolation des effectifs de la commune d’Issy-les-Moulineaux, fondée sur
le nombre d’entrepreneurs immatriculés à Issy-les-Moulineaux et dans l’ensemble
du département de la Seine, hors Paris.
[7] En
l’absence de date de fin dans un parcours, celle-ci a été estimée
statistiquement.
[8] Dans la
suite, un numéro d’arrondissement sans autre précision sous-entend que c’est un
arrondissement de Paris.
Pour en savoir plus :
Esther Benbassa, Une diaspora sépharade en transition.
Istanbul XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1993,
229 p.
Serge Bernstein, La France des années 30, Paris, Armand
Colin, collection Cursus, 2002, 217 p.
Olivier Deslondes, Les fourreurs de Kastoria entre la
Macédoine et l’Occident, CNRS, Éditions Méditerranée, 1997, 228 p.
Michel Garin, Les Arméniens les Grecs et les Juifs
originaires de Grèce et de Turquie à Paris entre 1920 et 1936, Les Éditions
Isis, Istanbul, 2010, 146 p.
Michel Garin, « La communauté arménienne
d’Issy-les-Moulineaux de 1922 à 1968 : origine, implantation et
intégration », Cahiers
balkaniques, volume 40, 2012, pp. 321-334
Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF,
2002, 138 p.
Martine Hovanessian, Les Arméniens et leurs
territoires, Paris, Autrement, 1995, 173 p.
Edgar Morin, Vidal et les siens, Paris, Seuil, 1989,
371 p.
Bernard Pierron, Juifs et chrétiens de la Grèce
moderne. Histoire des relations intercommunautaires de 1821 à 1945, Paris,
L’Harmattan, 1996, 271 p.
Anahide Ter Minassian, « Les Arméniens en
France », Dossiers d’archéologie, n° 177, 1992, pp. 132-135.
Eugen Weber, La France des années 30. Tourments et
perplexités, Paris, Fayard, 1995, 417 p.
Claire Zalc, « De la liberté du commerce pour tous
à la carte de commerçant étranger », Petites entreprises et petits indépendants
étrangers en France (XIXe et XXe siècles), Anne-Sophie
Bruno et Claire Zalc (dir.), Paris, Éditions Publibook, 2003, pp. 29-48.