Après la fin de la guerre gréco-turque de 1919-1922, et la défaite de la Grèce, la cohabitation entre les populations grecque et turque devient très difficile, aussi bien en Turquie qu'en Grèce. Pour résoudre ce problème, la Société des Nations décide, en janvier 1923, l’échange obligatoire des populations des Grecs de Turquie et des Turcs de Grèce. Cette décision, entérinée par le traité de Lausanne de juillet 1923 [2], entraine l'émigration des Grecs de Turquie vers différents pays, dont la France. Cependant l’émigration de Grecs vers la France a commencé avant 1923. En 1921, l'effectif des Grecs en France, suivant les Statistiques générales de la France, est déjà de 12 771, soit plus de la moitié de l’effectif maximum de 20 874 atteint en 1931. En 1911, l’effectif n’est que de 2 902. L'accroissement du nombre des immigrés grecs entre 1911 et 1921 est donc important. Entre ces deux dates, aucun recensement n'ayant eu lieu, il n’est pas possible de connaitre, à l'aide de cette source, l'évolution intermédiaire des effectifs.
Cependant, plusieurs études sur l’immigration grecque en France [3] soulignent la profonde mutation qu’elle a connue à partir de juillet 1916, suite à l’organisation de l’émigration des Grecs vers la France par les autorités françaises, qui ont offert le voyage aux émigrants grecs en échange de leur engagement de travailler en France dans les usines d'armement. Ces mêmes études montrent aussi que l’implantation d’une "colonie" grecque dans plusieurs départements français de province, date de cette époque.
Le cas de la "colonie" grecque de Paris est particulier. Cette "colonie" existait déjà au XIXe siècle [4], bien avant la première guerre mondiale. Despina Papadopoulos (2004), dans sa thèse sur Les Grecs à Paris à la fin du XIXe, montre que, jusqu’au début du XXe siècle, la "colonie" grecque de Paris est essentiellement composée de riches bourgeois, d’intellectuels, d’étudiants et de personnes exerçant des professions libérales. Elle note cependant que « à partir de l’année 1917, les Grecs enregistrés dans les livres de mariages, de baptêmes et de décès de l’église Saint-Stéphane à Paris sont beaucoup plus nombreux et qu'ils se déclarent pour la plupart comme étant des "travailleurs" [5] ».
Une première question se pose, celle de savoir comment la colonie grecque de Paris a été touchée par la campagne d’immigration de Grecs organisée par les autorités françaises.
Pendant la première guerre mondiale la Grèce est déchirée politiquement entre les vénizélistes, partisans d’une intervention militaire de la Grèce aux côtés des Alliés, et les royalistes, partisans du maintien de sa neutralité dans le conflit. Une deuxième question se pose donc : les luttes politiques entre vénizélistes et royalistes se sont-elles aussi manifestées au sein de la "colonie" grecque de Paris ?
Les Grecs de Paris qui résident dans la capitale d’un des pays belligérants alors que la Grèce maintient sa neutralité dans le conflit sont suspects aux yeux des autorités françaises et sont donc surveillés. Une troisième question se pose: quelle a été l’attitude des autorités françaises à l’égard des luttes politiques entre Grecs de Paris ?
L’article examine d’abord la politique suivie par la France à l’égard de la Grèce et de l’immigration des Grecs juste avant la première guerre mondiale et pendant cette guerre, puis l’évolution démographique et sociologique de la colonie grecque de Paris de 1911 à 1919. Il présente ensuite l’histoire des luttes politiques au sein de la colonie grecque de Paris pendant la première guerre mondiale, puis l’attitude des autorités françaises à l’égard de ces luttes.
Les sources utilisées sont d’une part des archives administratives françaises, surtout des archives de la préfecture de police de la Seine, mais aussi des archives du ministère des affaires étrangères et du Service historique de la défense et, d’autre part, les registres de mariage de l’église orthodoxe grecque Saint-Stéphane de Paris.
La politique de la France à l'égard de la Grèce et de l'immigration des Grecs pendant la première guerre mondiale
Quand la première guerre mondiale guerre éclate, la Grèce est un état souverain, mais sa souveraineté est limitée par la tutelle de trois puissances "protectrices" : la Grande-Bretagne, la Russie et la France. Cette situation date du traité de Londres du 3 février 1830 qui stipulait la création d’un état grec sous la protection des puissances signataires. Cette "protection" fut réaffirmée par le traité de Londres du 24 mars 1864. Les puissances signataires garantissaient en particulier les droits constitutionnels des Grecs et avaient donc, de ce fait, un droit de surveillance de la politique intérieure grecque. Ce n’est que le 11 août 1920, par le traité de Sèvres, que la France et la Grande-Bretagne ont renoncé à leurs droits de contrôle et de surveillance de la Grèce.
À la fin de 1913, au lendemain des guerres balkaniques, la Grèce s’est considérablement agrandie aussi bien sur le plan territorial que sur le plan démographique [6]. Elle devient un débouché intéressant pour la finance et l’industrie françaises. Un accord financier et économique entre la France et la Grèce est signé le 29 janvier 1914 à Paris, donc six mois seulement avant le début de la première guerre mondiale. Le préambule de cet accord, présent dans les archives diplomatiques françaises, est très clair : la France aide la Grèce sur le plan financier en échange d’une facilitation de son expansion commerciale et industrielle en Grèce.
Les accords de janvier 1914 portent à la fois sur la fourniture d’armements, la construction du chemin de fer du Pirée à Salonique, l’équipement portuaire de Salonique et la fourniture à la Grèce par la France de bateaux de guerre. Une part du marché est cependant réservée à la Grande-Bretagne qui, bien qu’alliée de la France au sein de la Triple-Entente [7], n’en est pas moins en très vive concurrence commerciale et industrielle avec elle. L’accord fixe également les conditions de l’emprunt grec auprès de la France.
Ainsi, juste avant la première guerre mondiale,la France est non seulement l'une des puissances protectrices de la Grèce, mais elle en est aussi le banquier, le partenaire économique et le fournisseur de matériel militaire.
De plus, la France et la Grèce ont depuis très longtemps des liens culturels forts. Lors de la révolution grecque de 1821, chez les intellectuels français un fort courant philhellène s’est développé et traduit par leur soutien au combat des Grecs contre l’Empire ottoman pour obtenir leur indépendance. Beaucoup de grands écrivains français du XIXe siècle, Chateaubriand en 1806, Lamartine en 1832, Nerval en 1843 et Flaubert en 1850-1851 ont visité la Grèce. Ce courant se traduit en septembre 1846, par la fondation par la France de l’École française d’Athènes où séjourneront plusieurs écrivains français du XIXe siècle comme Edmond About et Ernest Renan. Cette école s’occupera, entre autres activités, d’organiser des fouilles archéologiques en Grèce. Avec l’accroissement territorial progressif de la Grèce, de nouveaux champs d’investigation s’offrent aux archéologues français.Plus tard, en 1907 est fondé l'Institut français d'Athènes, organisme d'action et de coopération interculturelles entre la France et la Grèce. Le courant philhellène chez les intellectuels français est encore vivace en 1914, à la veille de la Grande Guerre.
De façon symétrique, depuis la fin du XVIIIe siècle, il existe un courant francophile chez les intellectuels, écrivains et artistes grecs. Beaucoup d’entre eux viennent en France pour étudier ou exercer une activité littéraire ou artistique. Le célèbre érudit et lexicographe Adamantios Koraïs a très longtemps vécu en France, notamment à Paris pendant la révolution. Le poète d'expression française Jean Moréas est né en Grèce et l'érudit et helléniste Jean Psichari est né à Odessa dans une famille grecque.
Pendant la première guerre mondiale, l’alliance de la Grèce et au-delà le contrôle de son territoire, constituent des enjeux stratégiques majeurs pour les belligérants des deux camps. Pour la France, la Grèce est une zone d’influence économique et culturelle qu’elle pourrait perdre au bénéfice de l’Allemagne. La Grande-Bretagne cherche à assurer la liberté du passage de ses bateaux vers Chypre, l’Égypte et le Moyen-Orient. L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie veulent accéder à Salonique et au-delà au Proche et Moyen-Orient. La Russie quant à elle, si elle n’est pas intéressée directement par le territoire grec, se trouve en concurrence avec la Grèce pour l’attribution d'autres territoires après la guerre, au détriment de l’Empire ottoman et notamment de Constantinople.
La politique de la France vis-à-vis de la Grèce, depuis la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août 1914 jusqu’en juin 1917, date de l’abdication du roi Constantin [8], se caractérise par la pression continue et croissante exercée sur les gouvernements grecs successifs et sur le roi pour que la Grèce se range aux côtés des Alliés dans la lutte armée contre les Empires Centraux [9]. Ce but n’est atteint que le 29 juin 1917, quand Venizélos déclare la guerre à ces derniers après l’abdication du roi. Pour obtenir l’engagement de la Grèce dans le conflit à leurs côtés et donc la faire sortir de sa neutralité, les Alliés et la France en particulier essayent successivement les concessions, les promesses, l’ingérence dans la politique intérieure grecque, les sanctions, les menaces et l’humiliation, et enfin l’intervention militaire, d’abord à Salonique en octobre 1915 puis à Athènes en juin 1917. Parmi les Alliés, c’est la France qui fournit les plus gros efforts puisque c’est elle qui commande l’intervention militaire de Salonique et la mission diplomatique et militaire pour obtenir l’abdication du roi Constantin. Cependant, après la guerre, la France ne tirera aucun bénéfice territorial de son action en Grèce.
Après la déclaration de guerre par l’Allemagne à la France, la francophilie des Grecs de France se traduit par le fait que les Grecs sont une des nationalités étrangères qui participent le plus aux combats sur le front français dans les rangs de l’Armée française. Les engagés grecs sont au nombre de 2 700 et sont les plus nombreux des engagés étrangers, après les Italiens et les Russes [10]. Ils créeront après la guerre une association d’anciens combattants, l’association des engagés volontaires hellènes de l’Armée française de 1914 à 1918.
Mais l’Armée française ne se contente pas d’engager les Grecs présents en France au moment du déclenchement du conflit, elle va aussi en chercher en Grèce même, de janvier à juillet 1915. Dans les archives du service historique de la défense figure la liste des volontaires engagés par l’Armée française dans les ports grecs du Pirée et de Salonique. Les effectifs recrutés de cette façon s’élèvent à quelques centaines, ils sont donc relativement faibles en regard de ceux des Grecs résidant en France qui se sont engagés dans l’Armée française en 1914. Les derniers volontaires recrutés en Grèce ne sont pas dirigés vers Marseille, mais vers le port de Moudros dans l’île de Lemnos, sans doute pour participera l'opération des Dardanelles entreprise en février 1915 par les Alliés contre les Turcs.
Après la mobilisation grecque de septembre 1915, le 8 octobre 1915, les autorités françaises démobilisent les engagés grecs pour leur permettre de rejoindre l’Armée grecque qui doit très rapidement, dans leur esprit, entrer dans le conflit aux côtés des Alliés. Cet objectif paraît pour la France constituer une priorité absolue.
À partir de juillet 1916, la France utilise l’émigration des Grecs pour « fournir » de la main-d’œuvre à son industrie de guerre. En effet, une partie très importante de l’industrie française travaille pour la défense, et ses besoins en main-d’œuvre sont considérables car les ouvriers français en âge de combattre se trouvent pour la plupart au front.
Nicolas Manitakis (1993 : 53) indique que la proclamation de la mobilisation générale en Grèce en septembre 1915 avait été suivie d’un décret interdisant l’émigration des jeunes susceptibles d’être enrôlés. Il note aussi que « l’émigration vers les États-Unis atteint un de ses sommets en 1914 alors qu’en 1915, à cause de la mobilisation grecque et de l’action des sous-marins allemands, elle se tarit ». Avec la démobilisation grecque, en juin 1916, un potentiel d'émigration, qui ne peut plus aussi facilement qu’avant la guerre se diriger vers les États-Unis, devient disponible.
Les autorités françaises ont alors l’idée d’utiliser ce potentiel d'émigration au profit de la France. Nicolas Manitakis (1993 : 55) précise les conditions du déroulement de l’opération qui est organisée par les autorités françaises : « une opération est mise en place pour assurer le recrutement et le transfert de ces émigrés vers les industries françaises. Les services de trois ministères se mettent en coopération, celui des affaires étrangères, celui de la marine et celui de la guerre, pour mener à bien cette opération. Cette opération a duré du début du mois de juillet 1916 à la fin du mois de juin 1917. On estime à 15 000 les émigrés grecs qui ont été introduits de cette manière. [11].
Dominique Kanonidis (1992 : 26), quant à elle, note qu’à la fin de la guerre « 24 300 Grecs dépendent du ministère de l'armement». Le flux d’émigration s’entretient de lui-même après juin 1917.
Il y a manifestement une contradiction entre le chiffre de 24 300 Grecs présents dans les usines françaises à la fin de la guerre et le chiffre de 12 771 Grecs présents en France en 1921 selon le recensement. Ce chiffre de 12 771 paraît sous-évalué, car même si une partie des Grecs débauchés à la fin de la guerre est repartie en Grèce, en sens inverse l’émigration de Grecs vers la France a continué. Il se peut aussi que le chiffre de 24 300 soit surévalué, mais il n’a pu être vérifié par les listes nominatives ou les statistiques d’effectifs par nationalité dans les usines de guerre, qui ont existé mais n’ont pas été retrouvées.
Pendant la première guerre mondiale, la correspondance des immigrés grecs est surveillée de très près par les autorités françaises. Dans les archives du service historique de la défense, on trouve plusieurs rapports de la commission de contrôle postal de Marseille qui concernent les travailleurs grecs en France [12]. Selon ces rapports, le départ vers la France des émigrants grecs est un substitut au départ vers les États-Unis d’Amérique, qui est devenu trop problématique. La gratuité du voyage exerce un attrait très puissant : « le désir de passer en Amérique s’exprime dans les lettres de Grèce. Ce qui arrête seulement les immigrants, c’est le coût du passage. Aussi beaucoup d’entre eux accueillent-ils avec enthousiasme d’aller en France aux frais du gouvernement français. Certains viennent en France avec le dessein d’y gagner assez d’argent pour passer en Amérique. De Salonique, beaucoup de jeunes gens partent pour Marseille où le gouvernement français les envoie en leur payant leurs frais de voyage ». Suivant les entreprises, trois régimes différents sont appliqués pour le séjour des ouvriers grecs : celui des ouvriers libres de se loger et de se nourrir ; celui des ouvriers nourris et logés par l’employeur et celui des ouvriers traités militairement.
La très mauvaise situation économique de la Grèce à l’époque [13], aggravée par le blocus exercé par les Alliés à partir de décembre 1916, ainsi que la présence sur son territoire de nombreux réfugiés ayant quitté l’Empire ottoman, expliquent le succès de l’opération. La commission de contrôle postal distingue deux catégories d’immigrants : d’une part des paysans, dont un bon nombre de Crétois, ainsi que des employés et des petits commerçants qui craignent une nouvelle mobilisation en Grèce, d’autre part des chômeurs hantés par le rêve américain qui viennent en France pour amasser de l’argent. Une certaine déception des émigrants grecs est cependant souvent au rendez-vous dès leur arrivée à Marseille. « Il ne leur avait pas été dit qu’ils seraient employés presque tous dans des usines de munitions. Sont venus des tailleurs, des cordonniers, des paysans. Ils doivent travailler aux obus pendant six mois. Ceux qui le peuvent s’échappent. Les usines de France sont avantageuses aux ouvriers de métier, moins favorables à ceux qui ne peuvent y faire reconnaître leur spécialité. Certains paraissent ignorer jusqu’au dernier moment qu’ils ne seront pas libres de choisir leur genre de travail ».
Des réactions franchement négatives de Français à l’égard de leurs collègues de travail grecs se manifestent dans les usines de guerre. Dans une note du 17 janvier 1917, le ministre de l’armement inquiet de cettet situation ordonne aux directeurs d’établissement et aux contrôleurs de la main-d’œuvre de lutter contre ce phénomène.
La campagne de recrutement de 1916-1917 a eu pour effet de créer une colonie grecque dans de nombreux départements français. En 1921, la population grecque résidant en France est cependant concentrée à 77% dans seulement 5 départements, la Seine, les Bouches-du-Rhône, le Rhône, l’Isère et la Loire.
L’évolution démographique de la colonie grecque de Paris pendant la première guerre mondiale
Il est difficile de connaître, de façon certaine, les effectifs de la colonie grecque du département de la Seine pendant la première guerre mondiale, faute de statistiques officielles pendant cette période. De plus, entre les recensements disponibles avant et après la période étudiée, les frontières de l’état grec ont beaucoup évolué, ce qui complique la comparaison des effectifs. Grâce aux archives de la préfecture de police et aux registres de mariage de Saint-Stéphane, on peut cependant estimer que l’effectif de la colonie grecque du département de la Seine est, juste avant la Guerre, de l'ordre de 5 000, qu’il descend jusqu’à 3 000 pendant l’année 1915, puis qu’il remonte à 3 500 en octobre 1916 et à 5 500 au milieu de 1917. Il redescend ensuite légèrement pour remonter à partir de 1919. En 1920, il atteint 6 300.
À partir du dernier trimestre 1916, on assiste à une évolution importante de la population de la colonie. Cette évolution est d’abord quantitative. L’effectif de la colonie augmente sous l’effet de l’arrivée des Grecs recrutés dans les usines de guerre par les autorités françaises. Mais c’est aussi une évolution de la répartition par origine géographique de la "colonie", la part de Grecs originaires de l’Empire ottoman s’accroissant très sensiblement jusqu’à atteindre 57 %, en 1917, chez les mariés de l’église Saint-Stéphane alors qu’avant la guerre, elle n'était que de 24 %. En effet, les Grecs recrutés par les autorités françaises sont en grande partie des réfugiés fuyant l’Empire ottoman. Cette arrivée de Grecs en provenance de l’Empire ottoman se poursuivra d'ailleurs après la guerre. C’est enfin une évolution de la composition socioprofessionnelle de la colonie. Avant la première guerre mondiale, la colonie grecque de Paris comprend deux catégories de personnes d’égale importance numérique. La première catégorie exerce des professions bourgeoises, libérales ou intellectuelles, et la deuxième catégorie comprend des artisans et de commerçants. À partir du dernier trimestre 1916, il apparaît une troisième catégorie, les ouvriers de l’industrie qui représenteront jusqu’à 50 % des mariés de l’église Saint-Stéphane en 1917, les deux premières catégories ne représentant plus chacune qu’un quart de l’ensemble. Cette proportion d’ouvriers de l’industrie se réduit dans les années suivantes sous l’effet de la reconversion dans l’artisanat et le commerce d’une partie des Grecs employés comme ouvriers dans les usines de guerre. L’intégration des Grecs dans la population française est rapide, notamment du fait du taux élevé de mixité des mariages des hommes grecs, soit 54 %.
Les luttes politiques au sein de la colonie grecque de Paris pendant la première guerre mondiale
Pendant la première guerre mondiale, les services de renseignements de la préfecture de police surveillent la colonie grecque de Paris. Les notes et rapports émis par ces services, conservés dans les archives de la préfecture, permettent de retracer les luttes politiques au sein de la colonie.
La note de la préfecture de police de la Seine du 31 octobre 1916 mentionne que 1500 Grecs de Paris s’engagent dans l’Armée française dès les premiers jours de la guerre. La même note résume l’activité politique qui se manifeste au sein de la colonie grecque de Paris pendant la première guerre mondiale : « lorsque l’attitude du gouvernement grec fut dénoncée devant l’opinion française, comme étant inamicale et contraire à nos intérêts dans les Balkans, il se produisit dans l’état d’esprit de ce milieu grec de Paris un mouvement assez analogue à celui de la métropole. Bien qu’éloignés de leur patrie, ils subirent l’influence des passions politiques qui partageaient la nation hellène en venizélistes, royalistes interventionnistes et royalistes neutralistes[14]. Il en résulta une situation assez confuse à la faveur de laquelle de nouveaux comités destinés, soit à la propagande interventionniste, soit au recrutement de volontaires, furent constitués par des membres de la colonie hellène qui prétendaient chacun pour leur compte, monopoliser l’action interventionniste et se contestaient réciproquement le loyalisme de leurs intentions. Ces propagandistes n’offraient parfois qu’un minimum de garanties au point de vue moral et paraissaient obéir à des sentiments intéressés ».
L’idée de recruter des volontaires grecs à Paris pour aller combattre avec les Alliés sur les théâtres d’opérations des Dardanelles puis de Salonique date de mars 1915, juste après le début de l’intervention des Alliés dans les Dardanelles. La ligue des Patriotes hellènes est fondée en 1915 par les Grecs partisans d’un accord avec l’Entente. La préfecture de Police, dans sa note du 31 octobre 1916, relate ainsi la naissance de ce mouvement interventionniste : « c’est ainsi que fut constituée la ligue des Patriotes hellènes. Son fondateur, Jean Dragatzis dit “Major Dragatzes Paléologue” s’était déjà occupé en mars 1915 du recrutement d’un corps de volontaires hellènes qui devait constituer le “bataillon sacré” destiné à combattre aux côtés des Alliés aux Dardanelles ». Jean Dragatzis est un personnage de roman qui se croit investi d’un destin impérial : « on le représente comme un détraqué, atteint de la manie des grandeurs, rêvant d’un avenir chimérique et ne prétendant rien moins qu’à devenir empereur de Byzance ».
L’entreprise de Dragatzis échoue et très rapidement il change d’attitude. Selon la préfecture : « il a poursuivi sa propagande, sans grand succès d’ailleurs, jusqu’au jour de la mobilisation grecque et son maintien depuis cette époque en mission spéciale à Paris l’a rendu suspect aux yeux des principaux membres de la colonie hellène de Paris. Jusqu’à ces événements, Dragatzis qui menait une ardente campagne francophile pour obtenir la Légion d’honneur suivant les uns, par besoin de paraître disent les autres, a subitement modifié son attitude à l’égard de ses familiers ». Il devient suspect aux yeux de ses compatriotes et en particulier auprès des membres de la Légion hellène qui a combattu sur le front français. « Il n’a pas tardé à entrer en conflit avec la plupart de ses compatriotes de Paris, à la suite des faits suivants : lorsque le gouvernement grec a décrété la mobilisation, la Légion hellène qui combattait en Argonne a été ramenée à Lyon et dissoute. Avant de s’embarquer pour son pays où l’appelait son ordre de mobilisation, le chef de cette légion, Epaminondas Valsamachi, avocat, qui au cours de la campagne a été promu lieutenant et chevalier de la Légion d’honneur, a obtenu de déposer le fanion de la Légion grecque aux Invalides. Dragatzis, qui avait recruté quelques volontaires, qu’il avait gratifiés d’un grand drapeau payé par lui 840 francs, obtint également de déposer cet emblème au musée des Invalides. »
À partir de juin 1916, Dragatzis soutient ouvertement la politique neutraliste du gouvernement grec. Il est même soupçonné de payer ses partisans. Suite à sa volte-face, ce sont désormais les venizélistes qui vont organiser et promouvoir l’intervention de la Grèce dans le conflit et organiser l’envoi des volontaires. Le mouvement vénizéliste chez les Grecs de Paris s’organise sous la double impulsion de l’association des Étudiants hellènes et du congrès des Colonies hellènes.
Dans sa note du 31 octobre 1916 sur la colonie hellène de Paris, la préfecture de police décrit ainsi les étudiants et artistes grecs de la capitale : « les étudiants et les artistes qui logent dans les hôtels et les maisons meublées du 5e arrondissement prennent généralement leurs repas dans les restaurants sis 35 rue des Écoles et 19 rue Soufflot, exploités par des compatriotes, et se rencontrent habituellement au café Soufflot, boulevard Saint-Michel. Ils sont groupés dans une association dite l’association des étudiants hellènes de Paris dont le siège est situé à l’hôtel des Sociétés savantes et fonctionne depuis le 4 février 1895. Elle compte actuellement une centaine de membres. Cette organisation, qui a pour objet d’entretenir entre étudiants des relations amicales, s’interdit toute discussion politique ou religieuse ». Cependant en juin 1916, l’association des étudiants hellènes condamne publiquement la politique du gouvernement grec. Cet engagement politique de l’association est d’autant plus frappant que le président antérieur de l’association, Jean Dragatzis, en avait été exclu pour activité politique contraire au règlement de l’association. Il apparaît clairement que Dragatzis est exclu, non pas parce qu’il fait de la politique, mais parce qu’il n’est pas vénizéliste et que l’association des étudiants hellènes choisit son camp dès octobre 1915. Elle est le premier foyer à Paris du soutien à la politique de Venizélos après sa démission du gouvernement grec en octobre 1915. La lutte entre royalistes et vénizélistes au sein de cette association a tourné très vite à l’avantage de ces derniers.
À la fin de 1915, des membres influents de la colonie grecque de Paris prennent l’initiative de convoquer un congrès international des colonies grecques. La note du 31 octobre 1916 de la préfecture de police de la Seine rapporte les circonstances de la convocation de ce congrès : « le 18 décembre 1915, les membres de l’élite de la colonie grecque de Paris, émus de l’orientation de la politique du gouvernement grec qu’ils jugeaient être néfaste pour le pays, se sont réunis pour examiner la situation. Après avoir entendu les explications et propositions de M. Triantaphyllides [15], avocat à la cour, domicilié 127 boulevard Malesherbes, ils ont décidé de convoquer le 8 janvier 1916 en un congrès les représentants de toutes les colonies grecques de France et de l’étranger afin de déterminer les moyens susceptibles de sauvegarder les intérêts de l’hellénisme. Cette attitude a été vivement commentée en Grèce, et les journaux d’Athènes, notamment le Nea Himera, gounariste [16], et la Patrie, vénizéliste, ont longuement polémiqué sur le sujet ».
Le Congrès rassemble des délégués des colonies grecques venant de toutes les régions d’implantation de la diaspora. Selon la note du 31 octobre 1916 : « le Congrès s’est tenu à la date fixée, le 8 janvier 1916 dans les salons du Café de la paix. Il était composé des délégués de Paris, Marseille, Londres, Manchester, Liverpool, Lausanne, Genève, Pétrograd, Odessa, Moscou, Taganrog, Sébastopol, Bakou, Eupatoria, Mai-Kop, Maestricht, Bucarest, Galazt, Braïla, Alexandrie, Le Caire, Karthoum, Méhali-Kébri, Tunis, New York, Boston, Chicago, Cincinnati, Mason-City, Ohio, Pittsburg [17]. Les Grecs de l’Empire ottoman étaient représentés par M. Musurus Ghikis, ex-ministre ottoman. Un grand nombre de Grecs de Paris y assistaient également. »
La note du 31 octobre 1916 rapporte aussi la déclaration officielle des délégués : « les orateurs ont exposé le programme des diverses colonies et les délégués de Londres, New York, Lausanne, Le Caire, Khartoum et Alexandrie en particulier ont affirmé qu’ils étaient en parfaite communion d’idées avec les Alliés. Enfin les 23 délégués officiels, représentant trente et une colonies et plus de 1 500 000 mandataires, tous banquiers, gros commerçants, hommes de lettres, avocats, médecins ont voté la résolution suivante : “considérant les dangers de toute nature qui peuvent résulter du fait que la très grande majorité du peuple de Grèce se trouve privée des avantages du droit public européen, au moment même où elle réclame énergiquement le retour à l’ordre légal garanti par les traités et s’apprête à défendre son territoire aussi bien que les droits imprescriptibles de notre race, le Congrès prie instamment les puissances protectrices de reconnaître sans retard le Gouvernement hellénique tel qu’il a été constitué par M. Venizélos, l’amiral Condourioutis et le général Danglis [18], ce gouvernement étant le seul capable, dans les conjonctures présentes, de sauvegarder l’honneur et les intérêts du pays et d’apporter aux Alliés des gages irrécusables de bon vouloir et de sécurité” ».
En 1915, les colonies de la diaspora grecque sont situées pour la plupart en Grande-Bretagne, en Russie, en France, aux États-Unis, en Égypte, donc dans des pays appartenant à la coalition alliée [19] ou, comme l’Égypte, soumises à la domination d’un des pays alliés. Ces colonies n’ont évidemment pas intérêt à contrarier les pays d’accueil, ce qui explique, au moins en partie, leur position favorable à l’entrée de la Grèce dans la guerre aux côtés des Alliés. La diaspora hellénique, en tout cas son élite bourgeoise et intellectuelle, soutient pleinement Venizélos et sa politique.
Le congrès des Colonies hellènes et le Comité installé à Paris à l’issue du congrès pour mettre en œuvre ses décisions vont jouer un rôle important auprès des autorités françaises. Ils font pression pour que les Alliés interviennent en Grèce, au nom de l’application des traités de Londres, pour rétablir un ordre légal qui aurait été violé par le Roi en dissolvant la chambre en novembre 1915. Le Comité du congrès des Colonies hellènes se considère comme la seule organisation autorisée par Venizélos à le représenter et s’attribue même le droit d’autoriser les réunions de la colonie grecque de Paris. Il apparaît donc comme le centre politique mondial de la diaspora grecque pendant la Première Guerre mondiale. Il est l’émanation de la classe la plus riche et la plus instruite de cette diaspora. Il est complètement acquis à la personne et à la politique de Venizélos dont il constitue un relais extrêmement puissant auprès de la France et auprès des Alliés en général. Le congrès des Colonies hellènes soutient financièrement les familles des volontaires [20] qui partent combattre en Grèce aux côtés des Alliés. Lors de la réunion de la colonie du 17 décembre 1916, un de ses membres, Pantazis explique « qu’un certain nombre des membres du congrès des Colonies hellènes » dont il fait partie, ont fondé une caisse qui dispose de l’argent nécessaire pour assurer l’existence des familles de volontaires et même pour l’équipement de ces derniers ».
En juillet 1917, la victoire de Venizélos sur les royalistes étant acquise, le moment est venu pour les membres du congrès des Colonies hellènes de s’occuper à nouveau de leurs affaires commerciales. Dans les archives de la Préfecture figure la lettre de Messinedis au préfet de Police lui demandant l’autorisation d’organiser une réunion pour créer une chambre de commerce hellénique. Cette lettre montre bien que le soutien aux Alliés de la riche diaspora grecque n’était pas désintéressé et qu’elle comptait en retirer rapidement les fruits.
Le recrutement de volontaires grecs pour l’armée de Salonique va nécessiter la coordination de plusieurs initiatives : le comité des Volontaires hellènes est créé par des dissidents de la ligue des Patriotes hellènes de Dragatzis. Dans une note datée du 1er août 1916, la préfecture de police fait une présentation détaillée des circonstances de sa création et des buts qu’il poursuit : « ce comité qui a pour objet principal le recrutement de volontaires en vue de la constitution d’un bataillon qui irait combattre aux côtés des Alliés à Salonique a aussi pour but d’exercer sur le gouvernement grec une pression pour le faire sortir de la neutralité au bénéfice des Alliés ». Le président du comité des Volontaires hellènes est Georges Constantin Psaroudakis, un Grec installé depuis longtemps en France. Le comité prend ensuite le nom de Comité exécutif lors de l’assemblée générale des hellènes du 24 septembre 1916 puis il est simplement désigné comme étant le comité de défense nationale.
D’autres initiatives ayant la même finalité se manifestent. C’est ainsi qu’après la constitution du gouvernement de défense nationale de Venizélos, un certain Georgeacopoulos [21] veut créer un comité central de la Légion des volontaires hellènes.
Le 23 octobre 1916, le gouvernement de défense nationale de Venizélos intervient directement dans l’organisation du recrutement et du transfert des volontaires grecs de Paris en créant à Paris un Bureau hellénique national de France sous le patronage de Botassis, ex-attaché naval de la Légation royale de Grèce. Ce Bureau hellénique national semble réaliser l’unité du mouvement vénizéliste puisqu’il comprend à la fois Psaroudakis, initiateur du comité des Volontaires hellènes et du comité de défense nationale, Tsirony, ancien membre du comité des Volontaires hellènes et Georgacopoulos, initiateur du comité central de la Légion des volontaires hellènes. Mais cette unité n’est que de façade. La Préfecture note que « on est assuré que Botassis était demeuré à l’origine complètement étranger aux démarches de Tsirony et Georgacopoulos. Ce n’est que dans la suite, après en avoir référé au congrès des Colonies hellènes, c’est-à-dire à la seule organisation sérieuse qui fonctionne à Paris, que M. Botassis accorda son concours au Comité. Il était inspiré en cela certainement par le désir de faire l’union et surtout de masquer les manœuvres audacieuses de ses deux compatriotes, lesquelles étant dévoilées auraient pu jeter le discrédit sur la collectivité. Toutefois M. Botassis s’est empressé d’expurger du Comité des éléments douteux qui s’y étaient glissés ».
L’organisation mise en place par le Bureau national atteint cependant son but : un premier départ de volontaires grecs a lieu le 8 novembre 1916. Il est rapporté par la note de la préfecture de police du 9 novembre 1916 : « à 15h30 sous la conduite du Commandant Carcatzanis et de M. Hubbard, ex-député, capitaine de territoriale, ils se sont formés en cortège, un Hellène en costume national portait un drapeau grec et un volontaire un drapeau français. Passant par les rues des Écoles et de la Sorbonne, ils se sont rendu place de la Sorbonne et ont formé le cercle autour de la statue d’Auguste Comte ». Les dirigeants vénizélistes sont prêts à fermer les yeux sur le passé compromettant de certaines recrues : « le Commandant Carcatzanis a alors félicité les volontaires et envisageant le cas où certains d’entre eux auraient des fautes, même très grandes à se reprocher, il leur a promis l’absolution de la Patrie après la victoire ». Le départ des volontaires est mis en scène de façon spectaculaire : « le cortège s’est ensuite reformé et, passant par le boulevard Saint-Michel, la rue du Palais, les rues de Rivoli, Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de Lyon, est arrivé à la gare à 17h17. En cours de route, les volontaires ont chanté des chants patriotiques nationaux et ont poussé de nombreux cris de “Vive Venizélos ! Vive la Grèce ! Vivent les Alliés ! À bas Constantin !”. De 17h à 21h12 les volontaires sont restés dans la salle d’attente de 3e classe à la gare de Lyon. À 20h30 le Commandant Botassis, au nom du Gouvernement provisoire grec a remis à chacun d’eux un paquet de cigarettes et 5 francs ».
Un deuxième départ de 49 volontaires hellènes a lieu le 17 novembre 1916 à la gare de Lyon. Le 5 décembre 1916, un troisième contingent de 54 volontaires grecs quitte Paris. Le 23 décembre 1916, un quatrième détachement de 30 volontaires hellènes quitte Paris pour Marseille. Le cinquième et dernier contingent grec comprenant 25 volontaires quitte Paris le 19 janvier 1917. Entre le 8 novembre 1916 et le 19 janvier 1917, ce sont donc 230 Grecs de Paris qui sont partis se battre dans l’armée du Gouvernement de défense nationale de Venizélos. Le nombre n’est pas négligeable compte tenu des effectifs de la colonie grecque de Paris à l’époque, mais il est très inférieur à celui des engagés volontaires de la colonie grecque de Paris dans l’Armée Française en 1914. Après le 19 janvier 1917, il n’y a plus dans les archives de la préfecture de témoignages de départs de volontaires.
Les volontaires sont tous des émigrés d’Asie Mineure. C’est ce que regrette Psaroudakis, lors de la réunion de la colonie hellène du 17 décembre 1916 : « M. Psaroudakis a ajouté que jusqu’ici, seuls sont partis de jeunes émigrés d’Asie Mineure. Il a demandé qu’à l’avenir, les volontaires soient encouragés et que l’on assure leur famille contre les risques de la guerre ».
La pression des vénizélistes de Paris sur le gouvernement grec et sur les Alliés s’accroît au fil du temps comme le montre l’évolution des discours des orateurs lors de trois réunions de la colonie hellène tenues respectivement les 11 juin 1916, le 24 septembre 1916 et le 17 décembre 1916. La réunion de la colonie hellène du 11 juin 1916 avait abouti à la constitution du comité des Volontaires hellènes, mais elle avait aussi, selon la note de la préfecture du 1er août 1916, un but politique clairement affiché à l’intention du gouvernement grec : « ce comité a aussi pour but d’exercer sur le gouvernement grec une pression pour le faire sortir de la neutralité au bénéfice des Alliés ». Les élections grecques annoncées en juin 1916 n’auront finalement pas lieu et Venizélos quittera Athènes le 24 septembre 1916 pour créer un Gouvernement de Défense nationale à Salonique le 29 septembre 1916.
Dès le 24 septembre 1916, une réunion est organisée à Paris par les Hellènes de Paris et plus précisément par Psaroudakis, le président du comité des volontaires hellènes. Le déroulement de cette réunion est relaté dans une note de la préfecture de Police du 25 septembre 1916. La réunion est consacrée d’abord à l’analyse de la situation politique en Grèce : « M. Psaroudakis rappelle tout d’abord la route glorieuse qu’a suivie la Grèce jusqu’à la veille de la grande guerre actuelle et particulièrement l’honneur qu’elle s’était acquis en 1913 en chassant de son territoire les Bulgares et les Turcs. Il expose ensuite très brièvement comment son pays, sous la mauvaise direction de Constantin, est arrivé au déshonneur. L’orateur s’élève contre l’attitude du roi qui, dit-il, a asservi la politique grecque à celle de l’Allemagne. Après avoir rendu hommage au Gouvernement provisoire de Salonique, il flétrit les traîtres de Cavalla [22]. M. Psaroudakis termine son discours par ces mots : “Constantin n’est plus notre roi ! À bas Constantin ! Vive la révolution ! Vive la Grèce ! Vive la France !” Puis sans prononcer une parole, il montre à l’assistance la photo de M. Venizélos. Toute la salle se lève et applaudit longuement ».
La responsabilité de la situation en Grèce est entièrement imputée au roi par les venizélistes. On lui reproche de ne pas respecter le traité d’alliance défensive de la Grèce avec la Serbie et la dissolution de la chambre sous le seul prétexte qu’elle n’était pas favorable à sa politique. L’ordre du jour adopté en fin de réunion demande l’intervention des Puissances en Grèce au nom de l’application des traités de Londres. Une étape supplémentaire est franchie, le roi est déclaré déchu. Lors de cette réunion, un nouveau comité dit comité exécutif de la défense nationale est créé.
Le 17 décembre 1916 a lieu une nouvelle réunion de la colonie des Hellènes de Paris. Le compte-rendu de cette réunion par la Préfecture fait mention des attaques de Psaroudakis à l’encontre du roi Constantin : « M. Psaroudakis, dans un discours prononcé en langue grecque, a rappelé ses efforts et ceux de ses amis pour déclencher en France un mouvement en faveur de la cause venizéliste. Il a parlé de la réunion du 11 juin 1916 au cours de laquelle la révolution a été proclamée, puis de celle du 24 septembre suivant, où a été votée la constitution d’un comité de défense nationale chargé du recrutement des volontaires pour l’armée du gouvernement national de Salonique. L’orateur a réprouvé les événements qui se sont déroulés à Athènes le 1er courant et a proclamé la déchéance du roi Constantin, qui a fait assassiner des venizélistes et des marins français et anglais ». Un nouveau grief est donc fait au roi, c’est l’attaque par l’Armée grecque de marins français et anglais ainsi que de vénizélistes à Athènes le 1er décembre 1916. Mais, fait nouveau, dans un discours prononcé par le vénizéliste Couiteas lors de la même réunion, on voit apparaître une critique sévère du comportement des Alliés qui n’auraient songé qu’à servir leurs propres intérêts en négligeant ceux des Grecs. La conclusion est un véritable appel à la guerre civile et à l’instauration d’une république en Grèce : « désormais la Grèce est divisée en deux camps irréconciliables. La guerre civile est déchaînée. Après le parricide, le fratricide. Cette fois-ci nous ne pourrons plus rester neutres et c’est avant de sortir de cette enceinte que, comme des hommes que nous sommes, nous aurons à nous prononcer. Citoyens, le roi Constantin a tué non pas en soldat mais en coupe-jarret. Nous le châtierons en assassin. Notre place est tout indiquée aux côtés de Venizélos et de ses partisans armés et aux côtés des soldats français. Que celui, qui est impuissant à donner de sa personne pour abattre le tyran, prodigue ses deniers pour susciter les enthousiasmes ! Que l’élévation des sommes symbolise la hauteur des clameurs qui surgissent de nos poitrines ! Qu’aucun d’entre nous ne sorte de ce lieu sans avoir crié au plus profond de son âme : “le roi assassin et les traîtres doivent être châtiés. Vive Venizélos ! Vive la république hellénique” ! ».
Des rivalités de personnes apparaissent au sein du mouvement vénizéliste, notamment au sujet de l’organisation de l’envoi de volontaires dans l’armée de Salonique. Le 17 octobre 1916, le journal français Le Temps publie un communiqué rapporté dans une note de la préfecture de Police du 21 octobre 1916 annonçant une réunion à laquelle tous les Grecs de Paris sont conviés, pour parler de l’organisation d’un corps de volontaires pour l’armée de Salonique. Le journal ignore l’identité de l’organisateur de la réunion projetée. La préfecture de police fait sa propre enquête qui sème la zizanie au sein du mouvement venizéliste. Triantaphyllides du congrès des Colonies hellènes fait semblant d’être au courant pour ne pas se laisser déborder. La Préfecture interroge aussi Dragatzis qui semble encore avoir pour la police française un rôle dans le recrutement des volontaires : « d’autre part M. Dragatzis Paléologue, président de la ligue des patriotes et volontaires hellènes, M. Georgacopoulos, président du comité central des volontaires hellènes n’ont projeté aucune réunion et se déclarent étrangers à l’annonce parue dans Le Temps ».
Curieusement, Psaroudakis n’est pas interrogé par la préfecture. On peut cependant penser que c’est lui qui est à l’origine de l’initiative de la convocation d’une assemblée générale. En effet, le 30 novembre 1916, Psaroudakis écrit au commandant Botassis pour l’associer à l’organisation de l’assemblée générale des Hellènes de Paris qu’il projette de réunir. Psaroudakis se présente à la fois comme le dépositaire de la confiance des membres de la colonie hellène de Paris et comme le mandataire du gouvernement de Salonique. Dans la même lettre, Psaroudakis critique l’action jusque-là entreprise pour le recrutement des volontaires, qu’il juge insuffisante. Enfin Psaroudakis plaide pour la tenue de la réunion d’une assemblée générale des Grecs de Paris. Botassis, que cette lettre va mettre dans une véritable fureur, répond à Psaroudakis le 1er décembre 1916. Dans sa réponse, il conteste la légitimité de Psaroudakis, souligne son inefficacité, conteste même l’utilité d’une assemblée générale et annonce son intention de l’empêcher en faisant intervenir la police française. La lettre de Botassis à Psaroudakis met en évidence un conflit entre des personnes de classes sociales différentes, au sein du mouvement vénizéliste : « apprenez M. Psaroudakis, que je n’ai à rendre des comptes à personne d’entre vous, que je ne suis responsable que devant le gouvernement provisoire et que c’est seulement devant les individus de la même classe sociale que moi, que j’ai à rendre des comptes ». Botassis finit même par soupçonner ou par faire semblant de soupçonner Psaroudakis de trahison.
La note de la préfecture du 6 décembre 1916 rapporte que Psaroudakis et Bourlas critiquent l’action du congrès des colonies hellènes au sujet de l’organisation des départs de volontaires, en lui reprochant de ne pas se montrer assez généreux avec les volontaires.
Botassis a manifestement sous-estimé l’influence réelle de Psaroudakis. L’assemblée générale de la colonie se tient finalement le 17 décembre 1916 sous la présidence de ce dernier. Cette réunion est cautionnée à la fois par le parti venizéliste de Grèce et le congrès des colonies hellènes, comme le rapporte la note du 18 décembre 1916 de la préfecture. Il semble qu’à partir de ce moment-là, l’unité du mouvement vénizéliste de Paris soit enfin réalisée car on ne trouve plus trace de conflits internes au sein de ce mouvement dans les archives de la préfecture.
Le 5 juin 1917, les vénizélistes créent une association démocratique, mais l’opportunité de faire une république en Grèce fait parmi eux l’objet d’un débat. Dans une note de la préfecture du 7 juin 1917, on apprend que Venizélos jugeait que le moment n’était pas encore venu d’installer la République en Grèce. Dans une note du 17 juin 1917, la préfecture de police fait état de la poursuite de ce débat chez les Grecs de Paris, après l’abdication du roi Constantin. Enfin, toujours selon la préfecture, le 24 juin 1917, des Grecs vénizélistes de Paris constituent une association républicaine dont le but est l’abolition de la monarchie et l’instauration de la république en Grèce. Psaroudakis fait encore partie de ce comité. Il a donc été une figure centrale du mouvement vénizéliste de Paris de juin 1916 à juin 1917.
Face au mouvement vénizéliste, comment les partisans du roi réagissent-ils ? Selon la préfecture de Police de la Seine, en octobre 1916, les Grecs royalistes de Paris sont peu nombreux et ils sont discrets Une partie de ces Grecs royalistes fait partie de la haute société.
La préfecture de Police établit en janvier 1917 des dossiers individuels sur des royalistes grecs de Paris. Parmi les personnes étiquetées comme royalistes, on trouve des personnes apparentées à Metaxas, représentant officiel de la Grèce en France. La Préfecture ne donne pas d’information plus précise sur ce Metaxas, tantôt désigné par ce titre et tantôt par celui de premier secrétaire de la Légation de Grèce à Paris [23]. Selon une note du 15 janvier 1917 de la préfecture de Police, la belle-sœur de Metaxas, Fanny Caftanzoglou, est réputée être germanophile. Parmi les royalistes, on trouve des banquiers proches de Metaxas comme Démetrius Zafiropoulo et Stéphano Vlasto.
Selon la préfecture de Police, on trouve aussi, parmi les royalistes, de riches oisifs qui fréquentent la Légation, comme Léon Zarifi, mais aussi des personnes de classe sociale plus modeste, qui comprennent la politique de neutralité du roi évitant à la Grèce de connaître un sort analogue à celui que les Empires centraux ont réservé à la Roumanie. C’est le cas de Lycurgue Evangelinides qui est représentant, d’Aristote Raptopoulos, tailleur et de Lucas Antonopoulos, coiffeur.
Jean Dragatzis, le fondateur de la ligue des patriotes hellènes, s’est révélé être, dès octobre 1915, un partisan du roi Constantin, combattu comme tel par les vénizélistes. Il se livre à une action antivénizéliste et pro-royaliste qui est rapportée par la préfecture dans le dossier individuel de janvier 1917 qui lui est consacré. De fait Dragatzis se comporte comme un agent royaliste en mission et il étend sa propagande jusqu’auprès des ouvriers recrutés par l’Armée française dans les usines de guerre.
Le maintien de la politique neutraliste du gouvernement grec après la démission de Venizélos en octobre 1915 et surtout l’entrée des Bulgares au fort de Rupel en mai 1916 va exacerber le conflit entre vénizélistes et royalistes à Paris. Les deux clans vont en venir rapidement à des affrontements physiques. À partir de juin 1916, pour les vénizélistes, il y a assimilation complète entre neutralisme et germanophilie. Les venizélistes se mettent à espionner leurs adversaires royalistes. Dans sa lettre du 12 novembre 1916 au préfet de police, Botassis ex-attaché naval démissionnaire de la Légation de Grèce et nouveau responsable du bureau national des Hellènes, accuse très directement Dragatzis de s’opposer au départ des volontaires.
Mais c’est au sein de la communauté ecclésiastique des Grecs de Paris que le conflit entre royalistes et vénizélistes se manifeste de façon spectaculaire. La vie de la colonie grecque de Paris est en effet organisée autour de l’église orthodoxe et de la communauté ecclésiastique. L’église grecque de Saint-Stéphane de Paris est inaugurée en 1895. C’est un événement structurant pour la colonie grecque de Paris. Selon Despina Papadopoulou (2004 :8), « des associations à caractère professionnel ou philanthropique et surtout la fondation d’une église Saint-Stéphane parviennent à développer chez les Grecs de Paris le sentiment d’appartenir à une communauté ». Elle indique aussi que, jusqu’en 1908, l’église se trouve sous la juridiction du patriarcat œcuménique, qu’elle passe en 1908 sous celle de l’église autocéphale de Grèce et qu’en 1922 elle revient sous la juridiction du patriarcat œcuménique, et plus précisément sous celle de l’archevêché de Thyateira à Londres. Despina Papadopoulou (2004 :142) précise que « la création de Saint-Stéphane donne lieu à un système d’administration des affaires de l’église, éphorie [24] et assemblée avec contribution financière de chaque membre ». Une nouvelle association de bienfaisance créée en 1899 remplace la première qui datait de 1864.
La note de la préfecture de Police de la Seine datée du 31 octobre 1916 indique que tout Grec installé à Paris de façon durable se doit de faire partie de la Communauté et de payer une cotisation annuelle minimum de 50 francs et que l’assemblée générale de la communauté élit les délégués qui représentent la colonie grecque de Paris au congrès des colonies hellènes en janvier 1916. Un autre exemple d’intervention de la Communauté est relaté dans la note du 31 décembre 1916. Lors de la tentative de célébration de la fête « nominale » de Venizélos à l’église Saint-Stéphane, Psaroudakis prend la parole pour annoncer qu’il attend l’avis de la Communauté, mais qu’il ne tiendra compte de cet avis que s’il est conforme à ses souhaits.
Pendant la dissension nationale, des incidents entre vénizélistes et royalistes perturbent la vie religieuse de la communauté. Des incidents apparaissent aux abords de l’église de la rue Georges Bizet en janvier 1917. Une note de la préfecture de police de la Seine datée du 29 mars 1917 enregistre la scission intervenue au sein de l’église grecque de Paris en une église des royalistes à la Légation de Grèce soutenue par l’église nationale de Grèce et une église vénizéliste à Saint-Stéphane. La Légation et son église deviennent le quartier général des royalistes.
Après l’abdication du roi Constantin en juin 1917 et la constitution du gouvernement officiel de Venizélos, le représentant de la Grèce revient suivre l’office religieux à Saint-Stéphane, en revanche, l’archimandrite royaliste Legakis n’y est plus le bienvenu.
La scission de la communauté ecclésiastique grecque de Paris en 1917 atteste la profondeur atteinte par la dissension entre vénizélistes et royalistes.
L'attitude des autorités françaises à l'égard des luttes politiques au sein de la colonie grecque de Paris
La première note des archives de la préfecture de police relative à l’activité de la colonie grecque de Paris date du 1er août 1916. Mais elle relate des faits bien antérieurs ce qui montre que la préfecture disposait d’informations depuis plusieurs mois déjà. En octobre 1916, la préfecture de police ne se fait pas une image très homogène de la colonie grecque de Paris : « naturellement défiants et inconstants, les Grecs n’éprouvent nul besoin de mettre leurs intérêts en commun. En fait ils sont éloignés les uns des autres par des distinctions de classes qui sont très marquées dans leur pays et surtout par la diversité des races auxquelles ils appartiennent ».
L’unité d’action à laquelle pensent les autorités françaises est évidemment l’unité d’action en faveur de l’intervention de la Grèce dans le conflit aux côtés des Alliés. À cette époque, la police distingue trois positionnements politiques différents chez les Grecs de Paris : les vénizélistes, les royalistes interventionnistes et les royalistes neutralistes. Elle pense encore que l’intervention en faveur des Alliés peut avoir des partisans en dehors des vénizélistes, c’est-à-dire parmi les royalistes : « dans l’ensemble, on peut admettre que la grande majorité des Hellènes résidant à Paris nourrissent des sentiments favorables à l’Entente et à la politique vénizéliste. Il existe même un bon nombre de royalistes qui désireraient voir leur pays se ranger militairement à nos côtés ».
Dès la création du bureau national hellénique en octobre 1916, la police française semble avoir des doutes sur les motivations réelles de certains de ses membres pour le recrutement des volontaires grecs. La présence d’éléments douteux parmi la colonie grecque de Paris est évoquée par le Journal des Hellènes lui-même dans son article « Les Grecs de France » du numéro rétrospectif 1821-1921.
Le ministère des Affaires étrangères de la France affiche, après quelque hésitation, une certaine réserve vis-à-vis d’un soutien trop voyant aux vénizélistes et il ménage la Légation de Grèce, représentante du gouvernement royaliste, ainsi qu’en témoigne une note de la préfecture du 23 octobre 1916. « MM. Botassis et Tsirony ont fait plusieurs démarches auprès de M. Berthelot, directeur au Ministère des affaires étrangères, en vue d’être autorisés à poursuivre leur entreprise et aussi paraît-il à arborer le drapeau grec, ce qui leur aurait été accordé. Hier matin en effet, le dit drapeau fut déployé et fixé à une des fenêtres donnant sur l’avenue Kléber, mais l’autorité de police du Xe district fait mander M. Tsirony et le pria, afin d’éviter tout froissement avec la Légation royale de Grèce, de retirer le drapeau, ce qui fut fait peu après. » Le 10 décembre 1916, la police s’oppose à la tentative de certains vénizélistes d’enlever l’écusson du consulat de Grèce.
Parmi les associations grecques de Paris favorables aux intérêts français, deux d’entre elles seulement, le Comité du congrès des colonies hellènes et l’association des étudiants hellènes, sont considérées par les autorités françaises comme dignes de crédit.
Un ex-député français, M. Hubbard, accompagne les volontaires grecs du premier contingent le 8 novembre 1916. Le choix d’un ex-député pour accompagner ce contingent montre bien l’ambiguïté de l’attitude des autorités françaises : on délègue un personnage qui a eu un mandat électoral mais qui ne l’a plus, ce qui permet aux autorités de soutenir l’opération sans donner à ce soutien un caractère trop officiel.
À partir du 12 décembre 1916, la police surveille l’entourage de Metaxas, représentant à Paris du gouvernement grec. Un rapport du 12 décembre 1916 signale des réunions mystérieuses de Grecs chez lui le soir et la germanophilie de son valet de chambre Sarvatis. La police finit par surveiller les faits et gestes de Metaxas lui-même.
Cependant les Puissances protectrices de la Grèce, dont la France, n’ont toujours pas reconnu officiellement, en décembre 1916, le gouvernement de défense nationale de Venizélos. Le projet d’ordre du jour de l’assemblée générale des Grecs, qui était prévue le 10 décembre 1916 et qui ne se tiendra finalement que le 17 décembre 1916, réclame cette reconnaissance. Le 18 décembre 1916, le ministre de l'intérieur français se refuse à intervenir contre Dragatzis malgré la demande de Botassis.
En janvier 1917, les services des renseignements adressent un rapport au préfet de Police de la Seine concernant l’activité politique des membres de la colonie grecque de Paris. Ce rapport considère que la plupart des Grecs de Paris se tiennent à l’écart des luttes politiques : « les membres de la colonie hellène de Paris, dont le nombre a pu être évalué au mois d’octobre 1916 à 3 500 environ, se tiennent pour la plupart, en raison des intérêts qui les attachent à notre pays, en dehors des mouvements d’opinion provoqués par les événements de Grèce ».
En janvier 1917, la préfecture de Police constitue des dossiers sur des Grecs de la colonie ayant une activité politique ou associative. Les personnes qui font l’objet de ces dossiers sont classées en trois catégories : les vénizélistes, les douteux, et les royalistes.
Même si les autorités françaises n’ont pas appuyé officiellement le mouvement vénizéliste de Paris, elles ont fait preuve à son égard d’une certaine bienveillance. Les royalistes grecs ironisent sur l’incapacité ou la mauvaise volonté de la police française à disperser des manifestants vénizélistes lors des incidents du 22 avril : « De son côté Iglésis [25] déclarait qu’à Londres il avait vu deux policemen disperser plus de 100 manifestants, alors qu’ici une demi-douzaine de cyclistes ne parvenaient pas à avoir raison de 30 personnes. Quelques instants plus tard, les manifestants furent dispersés par les gardiens de la paix, qui n’ont d’ailleurs opéré aucune arrestation et les royalistes sortirent un à un ».
Selon une note du 29 avril 1917 de la préfecture, la police après avoir arrêté un venizéliste qui s’en était pris directement à elle, le relâche immédiatement.
Une note de la préfecture du 7 mai 1917 rapporte le témoignage de Psaroudakis attestant la bienveillance des autorités françaises à l’égard des vénizélistes. « M. Psaroudakis remercie le gouvernement français de la bienveillance qu’il a toujours témoignée à l’égard des Hellènes venizélistes et adresse son salut à M. Poincaré président de la république, au général Joffre, chef de la glorieuse armée française et à la France, terre hospitalière, pays du droit, de la justice et de la liberté ».
De la même façon, selon les archives de la préfecture de police, les autorités françaises n’ont jamais procédé à l’arrestation de royalistes et évité officiellement tout incident avec la Légation de Grèce représentant le gouvernement du roi. Lors de la manifestation devant la Légation de Grèce le 29 avril 1917, la police protège l’archimandrite royaliste Legakis que les vénizélistes voulaient empêcher de célébrer l’office.
En conclusion, lorsque la première guerre mondiale éclate, la France, puissance protectrice de la Grèce, est par ailleurs pour elle un partenaire économique et culturel important.
Pour les deux blocs de belligérants, l’alliance de la Grèce, et au-delà le contrôle du territoire grec, constitue un enjeu stratégique majeur de la guerre. Les Alliés et la France en particulier vont tout tenter pour faire sortir la Grèce de sa neutralité et obtenir son intervention militaire à leurs côtés.
Les Grecs sont nombreux à s’engager en 1914 dans l’Armée française pour participer aux combats sur le front français. Ils seront pour la plupart démobilisés en octobre 1915 pour leur permettre de répondre à la mobilisation grecque décrétée par Venizélos en septembre 1915. Mais il faut souligner que l’Armée française en 1915, avant la mobilisation grecque, ne se contente pas d’engager des Grecs déjà présents en France, elle recrute aussi directement des engagés volontaires dans les ports grecs du Pirée et de Salonique, d’abord pour le front français, puis pour l’opération des Dardanelles qui a commencé en février 1915.
Le mouvement migratoire grec est bloqué entre septembre 1915 et juin 1916 par la mobilisation grecque qui s’accompagne d’un décret interdisant l’immigration des jeunes mobilisables. À partir de juillet 1916, suite à la démobilisation et à l’abolition du décret interdisant l’émigration, un potentiel d’émigration devient disponible. L’orientation du mouvement migratoire vers les États-Unis d’Amérique depuis la fin du XIXe siècle est contrariée à partir de 1916 par la difficulté de s’y rendre en raison de la guerre.
La France utilise à son profit le mouvement migratoire grec alimenté par la misère qui règne en Grèce et par l’afflux des réfugiés en provenance d’Asie Mineure qui fuient les persécutions turques. Les autorités françaises ont l’idée d’offrir le voyage aux migrants et à leur famille contre un engagement de travailler six mois dans l’industrie de guerre en France. L’opération est mise en œuvre à partir de juillet 1916 et un nombre considérable de Grecs, de l’ordre de 15 000 en cumul au milieu de 1917 sont ainsi introduits en France pour travailler dans les usines de l’industrie de guerre sur l’ensemble du territoire. Le mouvement s’entretient de lui-même et en novembre 1918 à la fin de la guerre, 24000 Grecs travaillent en France dans cette industrie.
La colonie grecque connaît pendant la première guerre mondiale un accroissement de son importance numérique, une augmentation de la part de ses membres originaires d’Asie Mineure et l’arrivée d’ouvriers d’usine. Ces transformations sont dues à l’immigration organisée par les autorités françaises pour se procurer de la main-d’œuvre pour l’industrie de guerre
La colonie grecque de Paris connaît pendant la première guerre mondiale des conflits politiques entre vénizélistes, partisans de l’intervention de la Grèce aux côtés des Alliés et royalistes partisans de la neutralité de la Grèce, qui font écho à ceux qui déchirent la Grèce pendant la même période. Paris devient pendant la Première Guerre mondiale la capitale politique du mouvement vénizéliste de la diaspora grecque. L’élite vénizéliste de la colonie grecque de Paris réunit en janvier 1916 le congrès des colonies hellènes, rassemblant des délégués venus des colonies grecques du monde entier.
Le Comité du congrès des colonies hellènes installé à Paris à la suite de ce congrès impulse, avec l’association des Étudiants hellènes, le mouvement vénizéliste de Paris. Ce mouvement vénizéliste de Paris connaît des conflits internes avant de s’unifier difficilement. Il organise le recrutement de volontaires grecs pour l’Armée de Salonique qui ne connaît qu’un succès assez limité.
Le mouvement royaliste proche de la représentation officielle de la Grèce à Paris est minoritaire et quasi clandestin du fait qu’il défend une position contraire aux intérêts du pays d’accueil, la France.
La lutte entre vénizélistes et royalistes est vive, parfois spectaculaire, et touche jusqu’à l’église et la communauté religieuse. Dans les deux camps figurent des personnes de classes sociales différentes
Les autorités françaises qui font tout pour que la Grèce entre dans le conflit aux côtés des Alliés sont en revanche des spectatrices assez passives, bien qu’attentives, des luttes politiques au sein de la colonie grecque de Paris parce que, jusqu’en juin 1917, la France n’ayant pas reconnu le gouvernement de Venizélos, elle ne peut ouvertement ni combattre les royalistes ni soutenir les vénizélistes.
Sources
Archives du ministère des affaires étrangères :
Grèce Politique intérieure n°4 et n°10.
Archives de la préfecture de police de la Seine :
- BA 2180 132400 3 : Légation de Grèce à Paris.
- BA 2180 132400 7 : Colonie grecque de Paris.
- BA 2180 132400 9 : « Comité des volontaires hellènes » et « Comité de la Défense nationale » des Hellènes de Paris (venizélistes).
- BA 1375 : Usines de guerre.
Archives du service historique de la Défense:
-7N 934, 7N/994, 7N/997 : Travailleurs grecs.
-7N 1356 : Engagement de grecs volontaires pour combattre aux côtés des Alliés.
Registres des mariages de l'église Saint-Stéphane 1896-1919
Annuaires statistiques de la ville de Paris, 1911 à 1966.
Statistiques Générales de la France 1861, 1866, 1876, 1881, 1886, 1891, 1896, 1901, 1911, 1921, 1926, 1931, 1936.
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[1] Cet article est tiré du mémoire de DEA de l’auteur, Les Grecs de Paris pendant la première guerre mondiale, soutenu en juin 2005 à L’INALCO, sous la direction d’Henri Tonnet. Il a été publié dans Cahiers Balkaniques n° 35; pp 171-197.
[2] À l’exception des Grecs de Constantinople et des musulmans de Thrace.
[3] Notamment celles de Dominique Kanonidis (1992), Nicolas Manitakis (1993), Cécile Zervudacki (1988), Huguette Ferré (1988) et Michel Garin (2004).
[4] C’est aussi le cas de la colonie grecque de Marseille.
[5] Ici, dans le sens d’ouvriers et même d’ouvriers de l’industrie.
[6] Elle reçoit l’Épire du Sud, la Macédoine, les Îles Égéennes et officiellement la Crète qui était déjà autonome. Selon Joëlle Dalègre, dans son cours de géographie de la Grèce à l’INALCO, année universitaire 1999-2000, la Grèce passe de 2 millions d’habitants en 1881 à 4,8 millions en 1913.
[7] La Triple Entente est une alliance informelle résultant de la combinaison entre l’Entente cordiale de 1904 entre la France et la Grande-Bretagne, l’alliance franco-russe de 1893 et le rapprochement anglo-russe de 1907.
[8] Constantin Ier (1866-1923), roi de Grèce (1913-1917 ; 1920-1922).
[9] C’est-à-dire l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, puis la Bulgarie et la Turquie. L’Italie, membre de la Triple Alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie au début de la guerre, se range aux côtés des Alliés en mai 1915 en mettant ainsi fin à cette alliance.
[10] Source : Rapport de Des Lyons de Feuchin (1924), cité sur le site Internet de Frédéric Guelton.
[11] Pour sa part, Cécile Zervudacki (1986 :46) rapporte que « le 10 août 1916 arrive le premier convoi de Grecs de Turquie à Charvieu. Le chemin de fer de l’Est lyonnais dépose en quelques jours 1 200 personnes en provenance de Marseille ».
[12] Ces rapports sont rédigés à partir de traductions des courriers envoyés par les travailleurs Grecs à leurs familles ou de courriers envoyés de Grèce vers la France et qui sont interceptés par la Commission.
[13] Un Grec de Pyrgos écrit le 14 mai 1917 : « La misère en Grèce est indescriptible. Depuis plusieurs mois, il n’y a pas de pain : c’est avec peine que nous trouvons un peu de viande et de légumes à des prix fabuleux. On se demande quand tout cela finira ».
[14] Le conflit larvé entre libéraux et conservateurs en Grèce depuis le coup d’État de 1909 va se transformer avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale en un conflit entre les partisans de Venizélos favorables à la participation de la Grèce à la guerre aux côtés des Alliés et les partisans du roi Constantin proche de l’Empereur d’Allemagne et favorables au maintien de la neutralité grecque. Venizélos sera amené à démissionner, une première fois en mars 1915, à la suite du refus du Roi de participer à l’opération des Dardanelles contre la Turquie et une deuxième fois en octobre 1915 suite refus du Roi d’autoriser le débarquement allié à Salonique pour contrer l’offensive des Empires Centraux. La dissension nationale entre venizélistes et royalistes s’accentue en décembre 1915 après la dissolution de la chambre par Constantin, puis avec l’entrée des Bulgares sur le territoire grec en mai 1916. L’opposition entre venizélistes et royalistes se cristallise autour de trois questions : l’application du traité défensif serbo-grec contre une attaque de la Bulgarie, la nature des territoires susceptibles d’être acquis par la Grèce en cas de participation victorieuse au conflit aux côtés des Alliés, et la constitutionnalité de la dissolution. La dissension franchit un nouveau pas et prend la forme d’une guerre civile avec la constitution en septembre 1916 du gouvernement de Défense nationale de Venizélos à Salonique qui va coexister pendant neuf mois avec le gouvernement d’Athènes. Constantin maintiendra la neutralité de la Grèce dans le conflit jusqu’à ce qu’il soit obligé d’abdiquer en juin 1917 sous la pression des Alliés. En 1920, il retrouve son trône à la faveur d’un plébiscite après la défaite de Venizélos aux élections.
[15] La Préfecture ne donne pas d’autre renseignement sur Triantaphyllides qui semble être un membre très influent de la colonie.
[16] De Gounaris, Premier ministre de Grèce de mars 1915 à août 1915.
[17] Eupatoria se trouve en Ukraine, Mai-Kop se trouve en Russie dans le Caucase septentrional, Taganrog se trouve en Russie sur la mer d’Azov, Galazt est l’actuelle Galati en Roumanie, Braïla se trouve aussi en Roumanie. Méhali-Kébri est l’actuelle Mehallet el-Kobra en Basse-Égypte. Des villes du nom de Mason-City existent aux États-Unis dans les états de l’Illinois, de l’Iowa, et du Nebraska.
[18] Il y a une contradiction entre la date de cette déclaration, 8 janvier 1916, et le fait que le Gouvernement provisoire de Défense nationale de Salonique n’a été constitué qu’en septembre 1916. Deux explications sont possibles : soit le Congrès considère que ce gouvernement existe déjà à la date du 8 janvier 1916, soit la déclaration est plus tardive.
[19] Même si les États-Unis ne rentrent en guerre qu’en mars 1917, ils sont de fait dans le camp des Alliés beaucoup plus tôt, notamment en réaction aux attaques de leurs navires par les sous-marins allemands.
[20] Il sera question plus loin de ces départs de volontaires.
[21] De Georgacopoulos, nous savons seulement par la note de la préfecture du 31 octobre 1916 qu’il a la réputation d’un escroc.
[22] Les Bulgares occupent Cavalla, le 16 septembre 1916, sans rencontrer de résistance grecque.
[23] Ce n’est évidemment pas Ioannis Metaxas qui à l’époque était le chef de l’État-major de l’Armée Grecque et qui deviendra Premier ministre en avril 1936 et établira une dictature en août 1936.
[24] Bureau de la communauté chargé de la gestion des fonds recueillis.
[25] Secrétaire de la Légation de Grèce.