Les Italiens ont été, pendant plusieurs décennies, les
étrangers les plus nombreux à Boulogne-Billancourt[1]. Le
présent article se propose de retracer l’implantation et l’intégration de l’immigration italienne dans la ville, dans la période allant de 1871 à 1936.
Il examine d’abord
le contexte économique local puis l’évolution quantitative de l'mmigration italienne.
Il s’intéresse ensuite à ses origines et
à ses causes, puis à l’évolution de son implantation résidentielle, de ses
structures familiales, de son comportement matrimonial et de son intégration professionnelle[2].
Boulogne-Billancourt, une ville en plein essor démographique et économique
Entre 1872 et 1936, la population de Boulogne-Billancourt fait plus que quintupler et passe de 18 935 à 97 379 habitants.
Au XIXe siècle, l’activité économique dominante de Boulogne-Billancourt est la blanchisserie. Mais dès le début du XXe siècle, les industries automobile
et aéronautique se développent fortement.
En France, à partir de 1880, l’accroissement de l’activité
industrielle crée un besoin considérable de main-d’œuvre qui entraîne un
développement spontané et important de l’immigration. En 1919, le fort déficit
de population active de la France, conséquence du nombre très élevé de tués et
de blessés à la guerre 1914-1918, conduit les autorités à organiser l’immigration de
façon extrêmement volontariste mais sélective quant à l'origine géographique. L'Italie fait partie des pays avec lesquels la France passe, dès 1919, des accords pour encourager et encadrer l'émigration de leurs habitants vers son sol. Un moment freiné par la crise économique de
1920-1921, le flux d’arrivée des migrants s’intensifie très fortement à partir
de 1922. Mais la crise économique de 1931 conduit les autorités françaises à mettre un frein à l'immigration.
À Boulogne-Billancourt, le pourcentage d’étrangers dans la
population passe de 4,5 % dans la période 1891-1921 à 12,6 % en 1926.
Leur nombre fait plus que tripler entre 1921 et 1926.
L’immigration italienne, la plus nombreuse à Boulogne-Billancourt entre 1871 et 1926, et la seconde en 1931 et 1936
Les recensements de 1861 et 1866 ne dénombrent qu’une
vingtaine d’Italiens présents à Boulogne-Billancourt. Ils sont alors moins nombreux que les Belges.
En 1871, la population italienne de Boulogne-Billancourt s’accroît
soudainement du fait de l’arrivée, en provenance de la ville voisine de Saint-Cloud, d’immigrés
italiens se retrouvant sans domicile, suite au bombardement et à l’incendie de cette ville
par les Allemands. Ces immigrés italiens s’installent dans le quartier
des Menus, au nord de Boulogne. Les Italiens deviennent alors les plus nombreux des résidents étrangers
de la ville. En 1872, ils sont une petite centaine.
À partir de 1872, les
registres d’état civil de Boulogne-Billancourt comportent, de façon récurrente, des actes de mariage
d’Italiens et des actes de naissance d’enfants de parents italiens. Le nombre
d’Italiens s’accroit rapidement pour atteindre 555 en 1881. En 1891, on dénombre 623 Italiens qui représentent 43 % des étrangers. En 1911, la ville en compte 1 419, soit la majorité des
étrangers. En 1921, les résidents de nationalité italienne sont au nombre de 1433 et en 1926 au nombre de 2 944. À cette date ils représentent encore 32 % des étrangers et sont encore les plus nombreux. Jusqu’en 1921, les étrangers les plus nombreux après les Italiens sont les
Belges et à partir de 1922, ce sont les Russes.
En 1931 et 1936 les étrangers de nationalité russe, respectivement aux nombres de 3 095 et 2 558, sont plus nombreux, que les étrangers de nationalité italienne, qui sont respectivement aux nombres de 2 874 et 2 040.
En 1931 et 1936 les étrangers de nationalité russe, respectivement aux nombres de 3 095 et 2 558, sont plus nombreux, que les étrangers de nationalité italienne, qui sont respectivement aux nombres de 2 874 et 2 040.
Les deux périodes de fortes arrivées d’Italiens à Boulogne-Billancourt sont 1901-1911 d'une part et 1921-1926 d'autre part.
L’Émilie-Romagne, principal foyer de l'émigration italienne vers Boulogne-Billancourt
De 1871 à 1891, les immigrés italiens de
Boulogne-Billancourt viennent presque exclusivement de la région Émilie-Romagne située en
Italie du Nord, puis encore très majoritairement de cette région jusqu’en 1928. La proportion d'immigrés italiens originaires d'Émilie-Romagne baisse ensuite en restant importante, elle est encore de 40 % en 1931. La diversification de l'origine géographique augmente sensiblement entre 1931 et 1936 date à laquelle la proportion d'Émiliens-Romagnols n'est plus que de 27 % suite à l'arrivée d'autres migrants italiens, lombards, piémontais ou toscans.
Les immigrés italiens originaires de la région Émilie-Romagne viennent
principalement de deux provinces de cette région, Plaisance d'une part et Parme d'autre part. Les principaux foyers
d’émigration de la province de Plaisance sont les villes de Bettola, Ferriere, Gropparello,
Lugagnano et Plaisance. Ceux de la province de Parme sont les villes de Boccolo dei Tassi,
Bardi, Bedonia, Borgotaro et Parme.
À partir de 1870, dans les provinces de Parme et Plaisance,
la modernisation de l’agriculture et la réduction de la mortalité infantile ont
pour conséquences la surpopulation des agriculteurs et la nécessité pour
beaucoup d'entre eux d’émigrer.
La province de Parme, ayant été française sous le Premier Empire, connaît depuis cette époque une émigration saisonnière vers la France qui fait appel, pour le chauffage de ses bâtiments publics, à des
travailleurs saisonniers, les scaldini.
Dans le prolongement de cette tradition, à Boulogne-Billancourt, un nombre
important d’Italiens originaires de la province de Parme sont chauffeurs de chaudières ou fumistes.
Le quartier des Menus, le « village » italien de Boulogne-Billancourt
Dès 1871, un véritable « village » italien se
forme au nord de la ville, dans le quartier des Menus, composé des rues des
Menus, du Bac, de l’Abreuvoir et du Parchamp. Progressivement il s'étend aux rues voisines des
Abondances, de l’Église, des Fossés Saint-Denis, de Larochefoucauld et de Saint-Denis,
L'ensemble de ces rues forme le quartier italien de Boulogne-Billancourt où résident 64 % des italiens en 1891, 68 % en 1901, 55 % en 1911, 50 % en 1921, 39 % en 1926 et 1931 et encore 36 % en 1936.
La presse locale ne parle pas, pendant toute la période 1870-1936, des immigrés en général et des Italiens en particulier. On ne peut donc connaître au travers de témoignagnes de cette période, l'attitude à l'égard des Italiens des autres habitants de Boulogne-Billancour, pas plus que celle des
autorités locales.
Toutefois une idée de l'image des immigrés italiens persistant en 1965 dans l'esprit les habitants de Boulogne-Billancourt se dégage des déclarations retrospectives des
conférenciers de la société historique de Boulogne lors de leur séance du 20 avril de cette même année : « Avant
la guerre de 1870, quelques Piémontais[3] quittant
l’Italie viennent habiter les Menus et d’autres, plus nombreux, s’installent à
Saint-Cloud. Au moment de la guerre (1870-1871), lors de l’incendie et du
bombardement de Saint–Cloud, ils rejoignent leurs compatriotes des Menus et
forment ainsi une colonie italienne composés d’ouvriers du bâtiment,
cimentiers, carreleurs, etc., future colonie assez prolifique et vivant à part,
logeant dans des vieux logements qu’ils entretiennent admirablement, carreaux
rougis, rideaux blancs, lits en métal, images de la Madone au mur, le tout très
propre dans des maisons vétustes. Peuple assez querelleur se réunissant au café
pour jouer à la morra[4],
poussant des exclamations et frappant sur la table, ne se mêlant pas à la
population du Parchamp et de ses environs de l’Église et ignorant les bourgeois
de la rue de Montmorency ».
Cette description donne l’image d’une population
vivant en vase clos au sein de la ville.
L'immigration italienne, une immigration familiale et prolifique
En 1872, il y a déjà 36 % de femmes au sein de la
population italienne et une dizaine de familles avec des enfants. Le pourcentage
de femmes devient 40 % en 1891, 44 % en 1901 et 45 % en 1921. Mais
il n’est plus que de 39 % en 1926, il remonte à 43% en 1936. Entre 1921 et 1926, la baisse de la proportion de femmes dans la population italienne en 1926 s’explique par l’arrivée importante à Boulogne-Billancourt de jeunes Italiens qui n’ont pas encore eu le temps de fonder une famille.
Très tôt, les enfants vivant avec leurs parents représentent une partie importante de la population italienne. En 1891, cette proportion est de 34 %, elle est de 37 % en 1901 et atteint 40 % en 1911. Elle est encore de 37 % en 1921 mais n’est plus que de 31 % en 1926 elle remonte à 36 % en 1936. La proportion d’enfants vivant au foyer des parents baisse entre 1921 et 1926 ce qui s’explique d'une part par le fait que, devenus adultes, certains d’entre eux quittent le domicile de leurs parents et d'autre part par l'arrivée de nombreux célibataires entre 1921 et 1926.
L'immigration italienne, une communauté fortement endogame pendant six décennies.
L’endogamie communautaire est le fait pour un membre d’une communauté
d’épouser une personne de la même communauté. Dans ce qui suit, la communuté italienne de Boulogne-Billancourt est définie comme l'ensemble des résidents de Boulogne-Billancourt nés en Italie ou dont l'un au moins des deux parents est né en Italie.
Le taux d'endogamie communuataire peut-être déterminé à partir des registres de mariage dans la période 1870-1928. Chez les Italiens nés en Italie, le taux d’endogamie
communautaire est de 85 % dans la période 1870-1889, 67 % de 1890 à 1899,
83 % de 1900 à 1909, 68 % de 1910 à 1919 et enfin 78 % de 1920 à
1928. Le taux d’endogamie des Italiens nés en Italie reste majoritaire tout au
long des six décennies. Le taux d’endogamie est plus élevé dans les périodes de
fortes arrivées car les mariés présents depuis peu de temps en France sont plus
endogames que ceux dont la présence est plus ancienne.
L’endogamie est moins forte mais encore très importante dans
la seconde génération. Le taux d’endogamie y est de 62 % dans la période 1900-1909,
de 43 % dans la période 1910-1919 et de 50 % dans la période
1920-1928.
Des immigrés italiens principalement ouvriers du bâtiment ou fumistes et des immigrées italiennes principalement blanchisseuses
Le taux d’activité des immigrés italiens de plus de 14 ans est
de 90 % en 1891, 93 % en 1901, 90 % en 1911, 80 % en 1921
et 90 % en 1926, 89 % en 1931 et 88 % en 1936. Chez les femmes, il est de 65 % en 1891, 77 %
en 1901, 60 % en 1911, 32 % en 1921 et 44 % en 1926 et 46 % en 1931 et en 1936. La crise
économique de 1920-1921 explique la baisse des taux d’activité des hommes et des
femmes en 1921. En revanche la crise économique de 1931 n'a pratiquement pas d'effet sur le taux d'activité des Italiens et des Italiennes.
En 1872, 67 % des immigrés italiens de
Boulogne-Billancourt sont ouvriers du bâtiment (maçons ou terrassiers), 68 % des immigrées
italiennes sont des journalières et 26 % des blanchisseuses.
En 1891, 54 % des hommes sont des ouvriers du bâtiment (maçons ou terrassiers ou
cimentiers) et 17 % des fumistes ou chauffeurs de chaudières. Il y a aussi
16 % de journaliers, mais pratiquement pas d’ouvriers d’usine. La
proportion d'ouvriers du bâtiment et de fumistes est nettement plus élevée que celle observée chez les
autres étrangers. À la même date, 84 % des immigrées italiennes sont des blanchisseuses,
une proportion également nettement plus élevée que chez les autres étrangères.
En 1921, il n’y a plus chez les immigrés italiens que 31 % d'ouvriers du bâtiment mais toujours 17 % de fumistes. Ces deux métiers représentent encore à eux deux près de la moitié des actifs. À cette date les métiers de la métallurgie et de la mécanique représentent 10,5 % des actifs. Chez les femmes, les blanchisseuses sont encore
majoritaires et représentent 55 % des immigrées italiennes actives.
En 1936, la proportion d'ouvriers du bâtiment est encore de
30 %, celle des fumistes a baissé et n'est plus que de 6,8 %. Les métiers de la métallurgie et de la mécanique
représentent désormais 18 % du total des actifs. Chez les femmes, les blanchisseuses représentent encore 46 % de l’effectif. Cette
proportion n'est pas différente de celle des blanchisseuses chez les autres étrangères.
Un phénomène remarquable est la transmission de la tradition
professionnelle des immigrés italiens à la génération suivante. En 1926, chez
leurs enfants actifs, il y a 35 % de maçons et 20 % de fumistes. Chez
les filles d’immigrés italiens, 47 % sont blanchisseuses.
En conclusion, pendant plus de six décennies, de 1871 à 1936, l’immigration
italienne de Boulogne-Billancourt est constamment alimentée par des nouveaux arrivants
venant de foyers d’émigration essentiellement situés en Émilie-Romagne mais progressivement aussi dans le reste de l'Italie.
L’intégration de cette immigration dans la société locale est lente, la vie
communautaire des immigrés italiens se caractérise par une concentration
résidentielle sur un quartier, les Menus, par une endogamie communautaire forte
et persistante ainsi que par une intégration professionnelle centrée sur les
métiers du bâtiment et de la fumisterie pour les hommes et les métiers de la blanchisserie pour les femmes, y compris dans la
seconde génération.
Michel Garin, ingénieur de formation, est docteur en Langues Littératures et Sociétés de l’INALCO et chercheur associé au centre d’études balkaniques Ses travaux ont d’abord porté sur l’immigration originaire de Grèce et de Turquie en France et portent désormais sur l’immigration d’autres origines. Ses dernières publications sont :
« Les
entrepreneures arméniennes grecques ou juives originaires de Grèce ou de
Turquie dans le département de la Seine de 1920 à 1953 », Migrance n°42.
« La
communauté arménienne d’Issy-les-Moulineaux : origine, implantation,
intégration », Cahiers Balkaniques,
n° 40.
« Les Arméniens, les Grecs et les Juifs originaires de
Grèce et de Turquie à Paris de 1920 à 1936 », Cahiers Balkaniques, n° 38-39.
[1] Cette
ville de la proche banlieue parisienne est née de la fusion, en 1859, des
villes de Boulogne et de Billancourt. Elle a porté le nom de Boulogne-sur-Seine
jusqu’en 1926 puis de Bulogne-Billancourt depuis cette date.
[2]
L’article s’appuie, pour l’essentiel, sur les listes nominatives des
recensements généraux de la population de 1891, 1896, 1901, 1911, 1921 et 1926 1931 et 1936,
ainsi que sur les registres de l’état civil de Boulogne-Billancourt pour la
période 1871 à 1928, disponibles aux Archives municipales de la ville. L’auteur
remercie chaleureusement le personnel des Archives municipales de
Boulogne-Billancourt pour sa disponibilité et son aide très précieuse.
[3] Les
nouveaux arrivants sont des Émiliens-Romagnols dès 1872.
[4] La morra (ou mourre en français) est un jeu
dans lequel deux joueurs se montrent simultanément un certain nombre de doigts,
tout en annonçant chacun la somme présumée des doigts dressés par les deux
joueurs. Gagne qui devine cette somme [source : wikipedia].
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire